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jeudi 3 juillet 2014

Le Prince de Hombourg, (Kleist) ou le théâtre de l'inconfort


Le Prince de Hombourg, la pièce de Kleist (1777 – 1811) sera donné au Festival d'Avignon le 5 juillet prochain. Un classique de la littérature allemande. Pièce étrange dont il n'est pas certain que nous ayons saisi tous les enjeux…

Le Prince de Hombourg, ou le théâtre de l'inconfort


Voici, en quelques mots, le scénario. 
Nous sommes en 1675. L’envahisseur suédois vient d’être défait, mais ses troupes ne reculent que pas à pas, offrant encore de vives résistances. L'Electeur de Brandebourg cherche à obtenir une victoire définitive. Il envoie en mission de reconnaissance le Prince de Hombourg qui tombe, par hasard, sur le camp ennemi. En bon militaire, il analyse la situation : la conjonction est extraordinaire. L’adversaire, insouciant, s’est maladroitement adossé à des obstacles naturels. Le moment est propice pour déclencher une attaque-surprise. Cependant, les ordres de l’Electeur sont formels. Il ne faut engager aucun combat dans l’immédiat, tant que les troupes alliées n’ont pas opéré leurs manœuvres tendant à encercler les Suédois. Le Prince passe outre, lance ses cavaliers. Dans un premier temps, l’effet escompté du Blitz décontenance les Suédois. Mais ils se ressaisissent. Le Prince doit faire appel à des renforts. L’Électeur envoie ses troupes et manque d’être tué dans la bataille. La victoire finale est heureusement acquise grâce aux cavaliers du Prince. Reçu en héros par la population du Brandebourg, félicité par ses pairs, le jeune héros, malgré la sympathie personnelle que lui témoigne l’Electeur, n’en essuie pas moins sa réprimande. Il a désobéi aux ordres et se voit en conséquence traduit devant une cour martiale. Sa condamnation est prononcée. L’Électeur lui refuse la grâce. L’expiation du coupable s’impose. Conduit devant la fosse où son corps sera jeté après l’exécution, le Prince vacille. Conscient soudain de sa faute, il conçoit la gravité de son erreur et revendique la peine à laquelle il est soumis. Il exige que la sentence lui soit appliquée : il a remporté une victoire, certes, mais au prix d’une désobéissance aux ordres. Sa mort doit servir d’exemple et affermir la puissance de l’autorité qu’il a contestée. L’Électeur acceptant la repentance, déchire l’acte de condamnation.

Le public n’a jamais eu beaucoup de sympathie pour le drame de Kleist. On a reproché au héros d’avoir craint la mort à l’instant où il a vu sa propre tombe. Qui n’aurait chancelé en pareille situation ? Il me semble que la désapprobation de la critique est liée à un tout autre phénomène. Si la pièce n’a jamais connu un grand succès, cela tient à mon avis à une incompréhension rendant cette œuvre déroutante.

Le Prince remporte une éclatante victoire : au prix d’une insurrection. Tout le drame tient au conflit entre la réussite personnelle du Prince et la rébellion qu’elle suppose. Sa gloire militaire est acquise, cependant l’insoumission est consommée. Le pouvoir, incarné par l’Electeur, s’ingénie à tirer bénéfice des hauts-faits du héros, mais le condamne pour refus d’obtempérer. La paranoïa du pouvoir est à son comble. D’une part, le Prince a pris l’initiative efficace. D’autre part, l’autorité lui reproche, non pas le résultat de son action, mais ce qui a présidé à son initiative : la rupture. Le héros a enfreint la loi pour assumer sa responsabilité personnelle. Or, l’ordre établi ne peut accepter d’être bafoué, fût-ce par celui qui, par sa désobéissance en a permis la survie. Le héros doit donc impérativement mourir. Mais, il doit, au paravant, se rétracter, faire acte de repentir, renier sa mutinerie, se soumettre au souverain dont il a méprisé la loi tout en la préservant. La rétractation du Prince lui vaut d’être réhabilité au nom d’une nouvelle légitimité : celle du soumis. Elle confère simultanément au pouvoir une puissance accrue : celle du rédempteur des fautes commises.

Le public devrait applaudir à l’habile articulation mise en scène par l’auteur de La cruche cassée. Oui, mais voilà : quelque chose grince dans la contrition du Prince.

Le rebelle à qui l’Electeur doit de survivre, peut-il encore se soumettre à l’ordre ancien alors qu’il en a rejeté l’autorité ? Sa re-soumission n’est-elle pas une régression, contraire à l’évolution dont il a été l’agent ? Est-ce cette pénitence excessive qui provoque la non-adhésion du spectateur à ce qu’instinctivement il estime navrant ? Où est l’erreur, — si erreur il y a — dans cette œuvre ? Où est la vérité dans la pièce de Kleist ?

Je ne serais pas comme ces grammairiens qui, estimant que l’auteur s’exprimait en un allemand régional approximatif, prétendaient corriger ses fautes de déclinaisons ! Je cherche à comprendre l’essence de la pièce. Si elle est perçue comme détestable par une partie du public, c’est qu’elle doit recéler une incommodité imposant une souffrance. Quelle est-elle ? Pour les besoins de la cause, le héros trahit l’ordre établi. La rupture étant consommée, pourquoi présente-t-il ses excuses à celui dont il a réfuté l’autorité ? La rupture entraîne condamnation à mort. Rien d’étonnant à cela. L’ordre établi ne tolère aucune variation dans les équilibres de pouvoir qu’il contrôle.

En 1940, l’Etat français, soumis à la botte nazie, cherche à invoquer une légitimité. D’où le discours pseudo-sacrificiel du maréchal Pétain. De Gaulle propose une autre légitimité, au nom d’une éthique supérieure en rupture avec l’asservissement. Il quitte la rive de l’intolérable Verboten pour gagner celle de l’avenir possible. Le futur chef de la France Libre est en ce sens précis un Übermensch : littéralement, un homme de l’autre rive, tirant sa légitimité de sa rébellion, de sa fuite, de son passage réussi, (über die Brücke) de son appel lancé depuis la rive opposée. Sa position ontologique fait de lui un héros nietzschéen. Le voyage vers la rive d’En face, vers le Lieu protégé est irréversible. Le  héros ne doit nulle allégeance aux demeurés qui persistent dans le Verboten. L'épopée de Moïse est l'exemple ontologique de ce type de passage sans retour possible.

Dans le Prince de Hombourg, le héros a battu l’ennemi. Mais incapable d’assumer son propre héroïsme, le Prince accepte de passer eu justice. Il conçoit la culpabilité dont l’affuble l’Électeur. L’acceptation de cette culpabilité légitime la compétence du tribunal qui prétend le juger. L’Électeur quant à lui, omnipotent mais prudent, se garde bien de prononcer lui-même la sentence. Il se délègue sur l’appareil judiciaire, administration anonyme condamnant le héros. En un second temps, l’Electeur, sûr de sa domination et de son autorité politique retrouvée, gracie le coupable et démontre, par sa largesse, à la fois la toute magnanimité du pouvoir et sa puissance de justicier. Triple victoire de l’Electeur ! 

1. Il récupère sur sa couronne le triomphe du héros ;

2. Il conserve le pouvoir et humilie son sauveur ;
3. Obtient contrition, condamnation de celui qui, un temps, a contesté l’autorité centrale. Triple défaite du Prince !
C’est cette triple déchéance qui a déplu.

Les Nazis sont restés perplexes devant l’œuvre de Kleist : si le Prince, guerrier vainqueur aurait pu les séduire un instant, ils ne peuvent aucunement valider le fait qu'il ait bafoué la sainte autorité de l'Etat. Furieux chaos dans les esprits adeptes de l'ordre et de la discipline du Commandeur !

Le public moderne quant à lui, assoupli à la loi démocratique, se retrouve également confronté à la complexité des intrications psychopolitiques de l’œuvre sans que l’énigme en soit résolue. Le vertige est garanti et l’on ne sait trop, en fin de représentation, ce que l’on applaudit. Le héros est battu, vilipendé. Condamné, on lui refuse la mort qui en aurait fait un martyre. Que reste-t-il de lui ? Un esclave ? Un humilié ? Appréciera-t-on la déchéance du Prince ?

Le Prince de Homburg ne comprend pas qu’il était en rupture. Il ne conçoit, à aucun moment, qu’il ne doit aucun compte à l’Electeur. Il accepte la sentence, va au-devant du verdict et devient à jamais le serviteur de son maître. Le public en ressort abattu. Insatisfait du héroïsme non-abouti, il quitte la salle, emporte avec lui le malaise d’avoir été dépossédé du héros en qui il aurait voulu se reconnaître. Sa sympathie, certes, va d’emblée, va au Prince. Mais l’Electeur le dépouille, et le spectateur subit ce pillage : il est volé de ses meilleures intentions, privé du sentiment d’exaltation et de libération que le théâtre a pour mission de représenter. Le Prince de Hombourg est l’anti-Numance !

À l’issue du spectacle, la pièce se poursuit dans l’esprit du spectateur. Dans l’œuvre de Kleist, tout finit par rentrer dans l’ordre… prussien. Chacun retrouve sa place : le subalterne est gracié d’autant qu’il se couche. L’Electeur conforté dans son pouvoir… Tout est si parfaitement ordonnancé !

Pourtant, une fois que le rideau tombe, le malaise s’empare du public. Comment le Prince peut-il, en vainqueur de l’ennemi Suédois, accepter d’être à ce point le jouet des puissances établies qu’il vient de sauver de la débâcle ? Il doit se rebeller à nouveau ! Il doit reprendre le jeu en main ! Oui, mais voilà : la pièce est terminée ! Comment l’imaginaire du spectateur peut-il se contenter du statu quo fixé par l’auteur ? Là commence l’éblouissement. Après la représentation ! À défaut d’explication, l’étourdissement se transforme en nausée qui se retourne… contre la pièce. Ainsi, Le Prince de Hombourg, sans être une œuvre bannie, demeure, dans le répertoire allemand, une pièce trouble empoisonnant la critique depuis plus de deux siècles ! Est-ce la mauvaise pièce inaboutie d’un auteur qui n’aurait pas eu le courage de son personnage ?

Je crois au contraire que Kleist a calculé cet effet de projection dans l’esprit du spectateur. Le Prince de Hombourg est une pièce à digestion lente. Elle ne libère ses sucs que de manière différée. La véritable dramaturgie se déroule dans le non-dit, dans le non-écrit que l’écrivain instille dans l’esprit du public, par-delà le jeu des apparences. L’illusion de la continuité du pouvoir est sauve, mais la révolte que le Prince n’a sû assumer se transfère dans l’inconscient du spectateur.

Kleist, ancien officier de l’armée, développe un stratagème remarquable : il dose son écriture sur la connaissance qu’il a de l’affectivité germanique. En apparence, l’émotivité des sentiments immédiats est satisfaite — patriotisme, grandeur du pouvoir, autant de valeurs consensuelles animant le cœur palpitant d’une nation. Mais s’adressant individuellement au spectateur, par delà l’espace confiné du théâtre, il lui interdit le romantisme de la sensibilité ! Kleist casse le bol de son public[1]. Le clivage entre l’attente affective du spectateur qui voudrait aimer le héros princier et le discours que l’auteur lui propose est si grand que la pièce s’enfonce dans une spirale centripète. Elle se referme sur elle-même, s'écrase, et laisse le spectateur démuni, sans héros, sans identifiant. Seul face au pouvoir régalien de l’auteur, auquel il doit… se soumettre !

Kleist télécommande l’aigreur du public. Avec quelle astuce ! Tout d'abord, sentiment national magnifié. Autorité célébrée. Rien ne contrarie l’adhésion au patriotisme que la pièce exalte. Mais l’auteur a pensé au spectateur qui, en nous, se retrouve seul, chez lui, après la représentation. S’il lui permet de quitter la salle, l’esprit tranquille — tout s’est finalement conformé à l’agencement prussien —, il ne donne pas moins rendez-vous à un violent sentiment de spoliation qui ne s’éveille que dans les heures ou les jours suivant le spectacle ! Le spectateur ressent l’insatisfaction de subir l’éviction de ses espérances. Sa bonne conscience que la victoire de l’Électeur garantissait en un premier temps — la durée effective de la représentation — se trouve soudain en prise à une dépossession. L’Électeur interdit au spectateur de s’identifier au héros. L’espérance secrète du public (de l'époque mais aussi celui de nos jours!) est bafouée ! Le spectateur en subit le coup de fouet. Il ne peut que… détester la pièce, haïr ce Prince en raison de l’espérance trahie ! Le personnage, d’ailleurs, n’est guère intelligent : il est un somnambulique qui, dès la première scène, épris de sentiments, n’agit que par impulsions. Inconscient, pleurnichard, irresponsable, il se rachète par un sursaut d’orgueil quand il exige que la sentence lui soit appliquée : mais c’est encore une sottise due à son aveuglement. Un gramme de réflexion lui aurait fait comprendre qu’étant le héros d’une nation, il en devenait intouchable. Il aurait dû dénier toute compétence au tribunal qui prétend le juger. Plaider en rupture, et d’accusé se transformer en accusateur. C’était à lui de condamner l’ordre ancien. D’invoquer la loi dite du Carret. La loi de la coupure[2].

Le Prince, soumis, perd toute autonomie. Son sursaut n’était qu’un nouvel acte de somnambulisme. La grâce dont il bénéficie ne sauve rien : elle est la contrepartie de son allégeance. Et cependant, il est acclamé par ses pairs : applaudissent-ils à son inféodation si rassurante pour leur propre incapacité de rupture ? L’invertébré romantique qu’est le Prince de Hombourg me fait penser aux sympathiques adeptes de New Age. Ils vivent au quotidien sur la fibre d’une source d’information intuitive. Qui voudrait les contrarier ? Je veux bien que l’on adopte des lignes de conduites successives sur la foi d’une formulation instinctive. Mais à quoi dès lors nous sert le cerveau ? À quoi bon l’extraordinaire effort évolutif qui, pendant des millions d’années, a promu la cérébration en tant que projet[3] ?

Le New Age se caractérise, selon l’un de ses principaux animateurs, L. Caroll, par l’absence de doctrine, la foi en l’individu, l’absence de méthode. Nous sommes un groupe de braves gens sans structure spirituelle, écrit-il sereinement[4].C’est cette carence d’armature intérieure, l’abandon à une intuition non-soutenue par une structure qui fait du Prince de Hombourg un irresponsable magnifique. Revendique-t-il, en plus de son inconscience, la valeur de la bravoure physique dont il a fait preuve ? Son absence de méthode lui vaut d’être passé en justice. On lui reproche précisément l’inconséquence de son intuition, qui aurait tout aussi bien pu conduire au désastre. Si son feeling avait été soutenu par une doctrine, par la Connaissance qui est la science de l’intuition, il aurait pu objecter au juge qu’il n’a, compte tenu de la loi à laquelle il a obéi, fait qu’observer la règle du Caret dont la légitimé est supérieure à la raison rationaliste dont se prévaut l’autorité militaire. Il aurait dû invoquer sa qualité d’Amant, au sens mystique du terme, qui lui aurait accordé l’immunité. 

Dieu a pardonné une fois pour toutes à ces êtres élus, écrit Ibn’ Arabî, le maître soufi de Murcia dans son Traité de L’Amour, c’est pourquoi la plume divine écrit en leur faveur, au contraire de ceux qui demeurent assujettis à l’espoir de la rétribution. Mais ne peut se déclarer Amant que celui qui dispose de la Connaissance : c’est en sa faveur que l’innocence est promulguée si les actes sont réalisés en conformité exacte avec les normes divines. L’Amant authentique est élargi. Il n’y a, dans le cas des authentiques, nulle transgression en cas de rupture avec la loi. Le dépassement des règles établies leur est une obligation. La sanction ne peut s’appliquer à leur cas, dans la mesure où l’acte commis emporte l’approbation divine qui ne peut se circonscrire à l’opinion des tribunaux humains. L’homme ordinaire, qui prétend s’ériger en juge, est incompétent : comment peut-il comprendre la valeur des actes de l’Amant ?

L’Amant, selon le soufi, est par définition un hors-la-loi qui n’a d’allégeance à formuler qu’à l’égard de son Aimé. Il échappe à toute forme de juridiction, n’ayant de compte à rendre qu’à l’objet de son amour.
Malheureusement, le prince de Hombourg s’aligne. En l’absence de structure intellectuelle solide, de doctrine, d’enseignement, il ne lui reste que le rêve éveillé, l’illusion d’être soi. Véritable mollusque, il renie sa propre identité, répudie et la bataille qu’il a livrée et la victoire remportée : il estime que sa bravoure désobéissante mérite châtiment.

Le piège de Kleist a parfaitement fonctionné sur moi ! Ce Prince liquéfie dans la non-identité est écœurant. Est-on grand lorsqu’on est faible jusqu’à chérir des chaînes honteuses, s’interroge Baltasar Gracian[5] ? Une fois gracié, le Prince est acclamé par ceux qui l’ont déculotté, le réduisant à n’être plus que l’ombre de lui-même. Cela valait bien une ovation !

La pièce de théâtre est puissante : le spectateur vit un inconfort total. Le héros larvaire a accordé aux autres la permission de n’avoir pas d’égards pour lui. Le spectateur en est interloqué. Soit il restera bloqué dans le malaise du non-élucidé — provoquant cette aigreur de pré-vomissement qui opprime le public mécontent depuis deux siècles. Soit il procédera à une re-présentation intérieure de la pièce. Le spectateur est obligé, à son tour, de convoquer un tribunal et rejuger l’inculpé. Dès lors le véritable héros désigné par Kleist, c’est le public lui-même !

On n’assiste pas impunément au Prince de Hombourg ! Pièce désagréable, déplaisante : elle met le Public face à l’insuffisance d’un héros, ce qui exige qu’un transfert de responsabilité s’opère sur le spectateur… Transfert post-théâtral, que Kleist impose en sur-écriture subliminale de son œuvre ! Le spectateur détestera l’écrivain anti-situationniste. L’opération de Kleist est risquée, elle mise sur l’intelligence du public, sur sa capacité de rompre avec les lois du théâtre. C’est le spectateur, seul, dans son intime perception, qui réalise la loi du Caret. Il est tenu de réprouver le non-héros, de se désolidariser de la loi qui opprime le Prince, d’assumer lui-même la coupure avec le propos apparent de la pièce. Le véritable Prince, n’est-ce pas dès lors le spectateur ? C’est le spectateur qui emporte les mérites que le personnage de Kleist s’est refusé à lui-même !

Il en ressort une œuvre qui n’est pas celle qui se lit dans le texte. Pièce tout en réverbération ! Spectateur, vous consentez-vous, à vous-même, le droit à l’initiative ? La possibilité d’être vous, en tant qu’individu, libre, responsable : un non-somnambule ? Votre victoire est-elle permise, en dehors du strict espace qu’autorise le pouvoir ? Votre liberté vous est-elle consentie, ou faut-il l’arracher pour en disposer ? Savez-vous en user ? Savez-vous la défendre ? Vous réglerez-vous selon les ordonnances ? Accepteriez-vous d’être jugé par qui vous dénie votre liberté ? Quelle est votre capacité de rupture ? De rupture avec votre propre continuité ? Ou au contraire, quelle est votre propension à la soumission ? Je dirais, en termes initiatiques, que Kleist a écrit le Bip d’une œuvre, laissant au lecteur la responsabilité d’en vivre le BOP. Ou d’en réfuter les données : une fois le rideau tombé, c’est le spectateur, furieux parce que frustré, qui réécrira la pièce. En BOP, il s’emportera contre l’insupportable héros, tentera de le tirer de son rêve éveillé, corrigera ses erreurs. Aucun spectateur ne s’identifiera à l’anti-héros. Aucun non plus n’approuvera celui qui l’opprime ! Il éprouvera au contraire le besoin de se substituer à l’auteur, de réécrire son œuvre. Provoqué en duel par Kleist, le spectateur relèvera le gant ! Prouesse de l’auteur : la pièce, bénéficiant dès lors d’une telle distribution, (vous-même dans le rôle principal face à l’écrivain !) devient, par votre propre talent, un grand chef d’œuvre.


© Cet texte est paru dans le livre José Rizal, Don Quichotte des Philippines, de Dominique Blumenstihl-Roth, paru aux éditions Peleman. 



[1] La cruche cassée est l’autre pièce célèbre de Kleist. Le vase brisé est un concept kabbalistique bien connu par les lourianistes. Kleist s'est-il inspiré, dans le Prince de Hombourg, de l'épisode biblique de Jonathan qui livre bataille en désobéissant aux ordres de son roi ?
[2] Dominique Aubier, Don Quichotte, le Code de la Bible et de la Vie, op. cit. p. 59 : L’action de l’Hidalgo est du ressort d’un changement de tactique… Il tranche le fil traditionnel de la continuité, modifiant la conduite à tenir pour que le relaiement soit à nouveau possible. Comme on le dit couramment, il tue la loi pour sauver la loi… Il rompt avec un usage devenu à la longue contraire au but à servir. Le principe auquel obéit la réforme qu’il préconise et qu’il exécute s’indexe sur le mot Caret, couper, souvent associé à l’idée d’alliance : couper une alliance pour en former une autre, rompre un pacte pour en promouvoir un plus efficace, sans que soit rompu l’engagement. La règle en est connue, classique. Abattre la loi pour mieux respecter la loi.
[3] Avec l’Homme se manifeste une modalité particulière de l’évolution : la tendance à la cérébralisation. Traité de Paléonthologie, volume 7. Paléonthologie humaine, par Jean Piveteau, éditions Masson et Cie, Paris 1957 (p. 5)
[4] Kreyon, Messages de notre famille, tome 5, éditions Ariane, 2000.
[5] Baltasar Gracian, le Héros, trad. Joseph de Courbeville, éd. Champ Libre, Paris 1973, p. 50.