mardi 13 février 2018

Black. Un film indien de Sanjay Leela Bhansali, construit sur les critères de la Connaissance. Remarquable.

Black. Film indien de Sanjai Leela Bhansali.
par Dominique Blumenstihl-Roth


Je vous propose de découvrir ce film indien : Black, de Sanjay Leela Bhansali.


Black

Film de Sanjay Leela Bhansali, 2005. Avec Amithab Bachchan, Rani Mukherji, Ayesha Kapur (Michelle petite), Shernaz Patel, Dhritiman Chaterji.

Scénario
Michelle Mac Nally est une fillette aveugle, sourde et muette. Son existence est plongée dans l’obscurité et le silence. Elle vit comme un enfant loup au cœur d’une famille de la haute bourgeoisie. Certes, une rage de vivre, une féroce volonté d’être habitent l’enfant mais ne disposant d’autre faculté communicative qu’un rapport instinctif et animal au monde, comment pourrait-elle jamais rejoindre la communauté des hommes ?
Désespérés, ses parents font appel au professeur Debraj Sahai qui accepte de prendre en charge son éducation. Sa première mission consiste à apprivoiser le fauve, lui restituer sa dignité humaine. Mais l’enseignant se heurte au cercle des mauvaises habitudes entourant son élève dont la plus tenace réside dans l’apitoiement de la mère et l’intransigeance d’un père qui n’entend rien à la pédagogie. Sahai n’accepte aucune interférence psychoaffective ; c’est avec rigueur qu’il entend former l’esprit de Michelle.
Un autre obstacle entrave les efforts de l’enseignant. En effet, comment peut-il arracher Michelle de sa condition d’acculturée, comment faire entrer la lumière dans la caverne ? Quel média serait assez puissant pour contacter l’aire cérébrale du langage et activer en elle ce qui distingue l’homme de l’animal ? Comment transmettre un message à un esprit si les mots, vecteurs de communication, ne peuvent être ni vus ni entendus ? La fillette, heureusement, dispose d’une extraordinaire perception sensorielle qui lui permet de sentir le moindre flocon de neige avant même qu’il n’effleure sa peau.
L’enseignant opte ainsi pour l’apprentissage par la méthode sensitive. Il rédige un véritable lexique qu’il communique à son élève par un langage de signes dont elle prend connaissance en touchant les doigts de son maître. Hélas, elle ne parvient pas à établir le lien unissant le signifiant au signifié. Les réalités qu’elle découvre restent détachées de toute intelligibilité. Le vocabulaire qu’elle intègre ne recoupe pas la perception qu’elle a du monde. Souffre-t-elle d’une aphasie, d’une lésion cérébrale ? Son aire du langage serait-elle altérée ?
Sahai, en dernier recours, lui impose un choc émotionnel. Michelle s’éveille de sa nuit. Une foudroyante décharge énergétique éclaire subitement son univers. Tout prend sens. Tout se met à vivre. Le langage des signes touche sa cible : l’aire cérébrale spécifique à l’espèce humaine qui fait de nous des êtres de culture frémit à l’appel du sens.
Prenant à cœur sa mission, Sahai accompagne son élève tout au long de sa scolarité. Il lui apprend à lire et à écrire le Braille. Il la fait admettre à l’université où il lui sert de traducteur. L’étudiante, cependant, échoue régulièrement aux examens de passage. C’est avec obstination que le professeur la pousse à ne jamais renoncer, à se relever après chaque défaite. Michelle s’accroche ; les lentes maturations de son esprit se résolvent par de prompts franchissements de seuils évolutifs. Elle passe un à un les obstacles et réussit à s’émanciper de sa nuit.
Le professeur Sahai, vieillissant, s’inquiète. Son élève, devenue une ravissante jeune femme, parviendra-t-elle jamais à vivre de manière indépendante ? La séparation se profile, d’autant que le vieux maître perçoit les premiers symptômes d’un Alzheimer. Sa mémoire s’amenuise. Ses facultés intellectuelles faiblissent. Le diagnostique de la médecine est sans appel, le vieil homme sombre dans une nuit irréversible. Michelle n’accepte pas cette revanche des ténèbres. Elle retourne auprès de son maître et, par le langage des signes qu’elle a appris de lui, tente de contourner les effets dévastateurs de la maladie. Elle rétablit un dialogue silencieux avec son professeur. Ensemble, ils ouvrent une fenêtre donnant sur la lumière du monde, chassant à jamais les forces obscures.

Analyse
L’Univers froid, sourd, sans lumière, patiente dans le vide intersidéral. Quel vecteur a bien pu pénétrer cette incommensurable masse inerte et lui donner vie? Quelle force a bien pu injecter son énergie dans la vacuité des ténèbres ? Qu’en disent les sciences ? Les astrophysiciens nous parlent d’un Big Bang, mais n’expliquent guère son origine. Touchent-ils à l'instant zéro de la création quand les conditions initiales leur restent cachées ? Avant 10-32 que se passait-il ? L’énigme reste totale et les approximations des astronomes ne résolvent aucun mystère. Mais que dirions-nous si la Bible avait raison quand elle affirme que le Verbe est à l’origine de la Création ? Que l’alphabet a la puissance de retracer les lois du Réel qui ont présidé à la Genèse du monde ? Et que nous, humains, sommes les partenaires d’un dialogue vivant avec cette réalité ?

Le film de Bhansali appuie cette thèse. Il démontre que c’est toujours par des mots que le réel commence. Que par la force d’une parole, l’existant surgit du néant. Dès lors Black apparaît comme une métaphore du processus créateur ayant initié le réel. Ce qui se passe dans un cerveau serait-il à l’image de ce processus ?
Tout au long de ce film, je n’ai pu m’empêcher de penser à deux ouvrages de Dominique Aubier. Le Principe du Langage ou l'Alphabet hébraïque et l’Ordre Cosmique. C’est à la lumière de ces deux livres que le film de Bhansali quitte l’orbite d’une dramaturgie cinématographique et devient intelligible au sens où l’histoire de Michelle reproduit celle de l’Univers surgissant du néant, celle de l’humanité s’extrayant de sa nuit.

Dans le film Black, bien qu’elle ne dispose ni du langage parlé, ni de la vue, ni de l’ouïe, Michelle n’en est pas moins membre à part entière de l’espèce humaine : elle appartient, comme tout un chacun, à la longue lignée phylogénétique des homo-sapiens qui réussit, il y a quelques centaines de milliers d’années, à s’arracher de l’opacité des temps sans parole. Ce qu’il lui manque, ce n’est pas le potentiel, mais l’accès au Principe du langage. Son maître commence par lui faire vivre l’expérience du réel par le toucher. En un second temps, et toujours par la ductilité des palpations, il lui inocule des mots qui, bien que non parlés, partent à la quête de la réalité qui leur est associée. Il s’appuie sur la certitude qu’il existe, comme le dit Dominique Aubier, un locuteur général qui justifie l’existence de nos facultés communicatives. Une langue universelle qui serait donnée d’emblée, localisée dans un lieu propice de l’anatomie cérébrale, une troisième zone du langage responsable du sens.[1]

Dans Le Principe du Langage, Dominique Aubier situe les lettres hébraïques dans la systémique du fonctionnement cérébral et procède à l’exploration de l’édifice conceptuel que compose l’Alphabet. Elle accède ainsi à l’essence de la parole, au Principe du Langage, fondateur d’humanité et de civilisation. Chaque lettre endosse une série d’archétypes, de lois universelles actives dans la réalité et participant à l’édification du réel.  
Le monde s’est-il crée sur ce schéma verbal ? Dans L’Ordre Cosmique, l’écrivain explique qu’un logiciel Universel, habité d’un système, est à la base de tout le Réel. Ce logiciel, traversé par l’énergie du langage, reproduit son principe d’origine : un cerveau parlant. L’Homme, créature terminale sur l’arbre phylogénétique, porte dans sa boîte crânienne l’organe qui restitue les données premières. L'Univers s’est donc développé selon des lois visibles dans le fonctionnement et l’anatomie cérébrale. Tout le secret se trouve dans notre petit encéphale humain doté de parole. Avec ses deux hémisphères spécialisés, son développement embryogénique en deux temps, sa formation et son fonctionnement, il restitue la donnée initiale. Sa structure duelle en gauche et droite est analogue au principe créateur. Partant de ces données, l’Ordre cosmique développe la thèse suivante : l'Univers où nous vivons n’est que l'hémisphère Qui Fait d’un méga-cerveau. Notre Univers, notre hémisphère, reçoit ses instructions de l'autre hémisphère, celui Qui Sait, qui parle mais ne fait pas. Selon la thèse biblique, le Cosmos est l’hémisphère Qui Fait d’un cerveau primordial dont le système actif reste sous la gouverne de son Créateur, donneur d’énergie. Et la Terre ?
La Terre est habitée par l’Homme, créature parlante surgie au terme d’une évolution qui avait pour but de constituer un être capable de nommer et de retrouver ce qui est à son origine. La présence de la parole caractérise la Terre. Elle est, pour le Cosmos, l’équivalent de la zone de phonation dans un cerveau… Elle est le point unique qui a été visé par l’énergie évolutive, l’aboutissement du Premier Echange Latéral entre le Qui Sait et le Qui Fait cosmiques. Elle est comme le premier neurone dans un cerveau touché par la fonction énergisante du Verbe. L’Homme doit comprendre de quoi est fait l’Univers, écrit Dominique Aubier. Il doit se comprendre lui-même, découvrir le sens de son existence, par une réflexion qui intègre la connaissance des lois du Réel. Et nous en sommes, aujourd’hui, à vivre cette sommation. L’Humanité doit assurer la captation du message dont elle est elle-même le produit. Elle possède le cerveau capable de parole et de conscience qui lui permet de récupérer la donnée initiale.

Un jour où il y avait de la neige
J’en étais là de mon analyse de ce film et je venais tout juste d’écrire cette phrase : elle possède le cerveau capable de parole et de conscience qui lui permet de récupérer la donnée initiale… quand, regardant par la fenêtre je m'aperçus qu' il s’était mis à neiger. Bah, me suis-je dit, qu’il neige dans le film et qu’il neige maintenant sur la Normandie à l’instant où je termine ce texte est une simple coïncidence. Un peu plus tard, je me suis rendu au village. Et voici que j’aperçois, à proximité de la Poste, — sous la neige — une femme qui marchait en tâtant avec une canne blanche. Sans doute mal ou non-voyante. Je ne sais pas trop quelle est la meilleure formule. Dire qu'elle était « non-voyante » suppose un a priori, car nous ne savons rien de ce que les gens voient ou ne voient pas, ni de quel organe ils usent pour « voir » le réel et ce qui se cache derrière le masque de ses apparences. Cette femme, je l’ai regardée un bon moment. Elle était plutôt habile avec sa canne et s'avançait sans hésitation. Elle venait vers moi. J’ai eu l’impression… qu'elle me voyait, ou du moins qu'elle avait détecté ma présence. Encore une coïncidence ? Hasard ? Je laisse aux naïfs cette croyance au hasard, alors que nous vivons dans un univers méticuleusement pensé. Pensé pour nous, par un Invisible qui fait de nous ses partenaires. C'est pourquoi je récuse la fameuse formule philosophique, fondatrice de la pensée linéaire rationaliste, qui prétend orgueilleusement par l'affirmation ostentatoire de l'ego « je pense donc je suis », alors que tout autour de nous prouve qu'au contraire nous n'existons que parce que nous sommes pensés par une puissance… qui nous pense. Et qui nous pense peut-être bien plus grands que nous ne le sommes. Je préfère donc dire : « Je suis pensé, donc je suis… en mesure de penser »… Reste qu'il me faut apprendre à recevoir cette pensée afin de m'approcher le plus possible du vrai. Qui m'apprendra à recevoir cette Parole ?

La neige, l'apparition de la « canne blanche » dans ma réalité alors que je venais de voir ce film… C'était de toute évidence un plan de cohérence dont il faut tirer la leçon.
Il m’a semblé indispensable de revenir sur le film et de préciser que l’œuvre de Leela Bhansali donne à voir cette prise de conscience de la donnée initiale. Il met en scène l’insufflation de l’énergie verbale par l’incessant échange latéral entre le maître et son élève qui, sans l’enseignement dispensé, sombrerait dans le néant. Ce film confirme et nomme ce qui est à l’origine du monde : une énergie qui lacère le néant de son vecteur verbal. Il démontre l’existence du locuteur général, la langue universelle donnée d’emblée, localisée dans un lieu propice de l’anatomie cérébrale : et si c’était la mission même du cinéma qu’ouvrir la salle obscure de nos esprits pour y projeter la révélation… du langage ?

Sanjay Bhansali est le réalisateur de l'admirable film Devdas et du non moins éblouissant Saawariya. Avec Black il hisse le cinéma indien au sommet du 7ième art. Le comédien Amithab Bacchan, dans le rôle du professeur Sanhai, maîtrise son jeu au point d’atteindre à l’interprétation fusionnelle. Rani Mukherji, dans le rôle de Michelle, bouleversante de sincérité, se glisse dans la peau d’un être dont elle explore l’univers intérieur. Pour en interpréter le rôle, elle a appris le langage des signes pendant de longues semaines. Elle fait sienne l’obscurité de sa nuit, mais également l’éclat de son jour recouvré. Quant au public, c'est-à-dire nous : saurons-nous voir l’interrogation métaphysique qui se pose dans la transparence de la métaphore : ne sommes-nous pas priés de renouer, comme Michelle, avec l’essence de l’humanité, d'intégrer l’alphabet nous liant avec l’absolu, afin de recevoir son message d'Amour ?


Exégèse initiatique du cinéma indien dans ces deux livres de Dominique Aubier : 

Dans quel univers vivons-nous : un univers où le Verbe est aux commandes ?
 
Film à voir (DVD) :


« La vie, qu’elle commence de l’utérus ou de la terre, commence son voyage avec l’obscurité et se termine dans l’obscurité. Un jour nous devons tous passer par cette obscurité et entrer dans la lumière. Un jour, il nous faut tous aller à travers l’obscurité vers… la lumière. »
  






[1] Dominique Aubier, la 23ième lettre de l’Alphabet hébreu.

1 commentaire:

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