Black. Film indien de Sanjai Leela Bhansali.
par Dominique Blumenstihl-Roth
Black
Film de Sanjay Leela Bhansali, 2005. Avec Amithab
Bachchan, Rani Mukherji, Ayesha Kapur (Michelle petite), Shernaz Patel,
Dhritiman Chaterji.
Scénario
Michelle Mac Nally est une fillette aveugle, sourde et
muette. Son existence est plongée dans l’obscurité et le silence. Elle vit
comme un enfant loup au cœur d’une famille de la haute bourgeoisie. Certes, une
rage de vivre, une féroce volonté d’être habitent l’enfant mais ne disposant
d’autre faculté communicative qu’un rapport instinctif et animal au monde,
comment pourrait-elle jamais rejoindre la communauté des hommes ?
Désespérés, ses parents font appel au professeur
Debraj Sahai qui accepte de prendre en charge son éducation. Sa première
mission consiste à apprivoiser le fauve, lui restituer sa dignité humaine. Mais
l’enseignant se heurte au cercle des mauvaises habitudes entourant son élève
dont la plus tenace réside dans l’apitoiement de la mère et l’intransigeance
d’un père qui n’entend rien à la pédagogie. Sahai n’accepte aucune interférence
psychoaffective ; c’est avec rigueur qu’il entend former l’esprit de
Michelle.
Un autre obstacle entrave les efforts de l’enseignant.
En effet, comment peut-il arracher Michelle de sa condition d’acculturée,
comment faire entrer la lumière dans la caverne ? Quel média serait assez
puissant pour contacter l’aire cérébrale du langage et activer en elle ce qui
distingue l’homme de l’animal ? Comment transmettre un message à un esprit
si les mots, vecteurs de communication, ne peuvent être ni vus ni entendus ?
La fillette, heureusement, dispose d’une extraordinaire perception sensorielle
qui lui permet de sentir le moindre flocon de neige avant même qu’il n’effleure
sa peau.
L’enseignant opte ainsi pour l’apprentissage par la
méthode sensitive. Il rédige un véritable lexique qu’il communique à son élève
par un langage de signes dont elle prend connaissance en touchant les doigts de
son maître. Hélas, elle ne parvient pas à établir le lien unissant le
signifiant au signifié. Les réalités qu’elle découvre restent détachées de
toute intelligibilité. Le vocabulaire qu’elle intègre ne recoupe pas la
perception qu’elle a du monde. Souffre-t-elle d’une aphasie, d’une lésion
cérébrale ? Son aire du langage serait-elle altérée ?
Sahai, en dernier recours, lui impose un choc
émotionnel. Michelle s’éveille de sa nuit. Une foudroyante décharge énergétique
éclaire subitement son univers. Tout prend sens. Tout se met à vivre. Le
langage des signes touche sa cible : l’aire cérébrale spécifique à
l’espèce humaine qui fait de nous des êtres de culture frémit à l’appel du
sens.
Prenant à cœur sa mission, Sahai accompagne son élève
tout au long de sa scolarité. Il lui apprend à lire et à écrire le Braille. Il
la fait admettre à l’université où il lui sert de traducteur. L’étudiante, cependant,
échoue régulièrement aux examens de passage. C’est avec obstination que le
professeur la pousse à ne jamais renoncer, à se relever après chaque défaite.
Michelle s’accroche ; les lentes maturations de son esprit se résolvent
par de prompts franchissements de seuils évolutifs. Elle passe un à un les
obstacles et réussit à s’émanciper de sa nuit.
Le professeur Sahai, vieillissant, s’inquiète. Son
élève, devenue une ravissante jeune femme, parviendra-t-elle jamais à vivre de
manière indépendante ? La séparation se profile, d’autant que le vieux
maître perçoit les premiers symptômes d’un Alzheimer. Sa mémoire s’amenuise.
Ses facultés intellectuelles faiblissent. Le diagnostique de la médecine est
sans appel, le vieil homme sombre dans une nuit irréversible. Michelle
n’accepte pas cette revanche des ténèbres. Elle retourne auprès de son maître
et, par le langage des signes qu’elle a appris de lui, tente de contourner les
effets dévastateurs de la maladie. Elle rétablit un dialogue silencieux avec
son professeur. Ensemble, ils ouvrent une fenêtre donnant sur la lumière du
monde, chassant à jamais les forces obscures.
Analyse
L’Univers froid, sourd, sans lumière, patiente dans
le vide intersidéral. Quel vecteur a bien pu pénétrer cette incommensurable
masse inerte et lui donner vie? Quelle force a bien pu injecter son
énergie dans la vacuité des ténèbres ? Qu’en disent les sciences ?
Les astrophysiciens nous parlent d’un Big Bang, mais n’expliquent guère son
origine. Touchent-ils à l'instant zéro de la création quand les conditions
initiales leur restent cachées ? Avant 10-32 que se passait-il
? L’énigme reste totale et les
approximations des astronomes ne résolvent aucun mystère. Mais que dirions-nous
si la Bible avait raison quand elle affirme que le Verbe est à l’origine de la
Création ? Que l’alphabet a la puissance de retracer les lois du Réel qui
ont présidé à la Genèse du monde ? Et que nous, humains, sommes les
partenaires d’un dialogue vivant avec cette réalité ?
Le film de Bhansali appuie cette thèse. Il démontre
que c’est toujours par des mots que le réel commence. Que par la force d’une
parole, l’existant surgit du néant. Dès lors Black apparaît comme une métaphore du processus créateur
ayant initié le réel. Ce qui se passe dans un cerveau serait-il à l’image de ce
processus ?
Tout au long de ce film,
je n’ai pu m’empêcher de penser à deux ouvrages de Dominique Aubier. Le
Principe du Langage ou l'Alphabet hébraïque et l’Ordre
Cosmique. C’est à la lumière de ces
deux livres que le film de Bhansali quitte l’orbite d’une dramaturgie
cinématographique et devient intelligible au sens où l’histoire de Michelle
reproduit celle de l’Univers surgissant du néant, celle de l’humanité
s’extrayant de sa nuit.
Dans le film Black, bien qu’elle ne dispose ni du langage parlé, ni de
la vue, ni de l’ouïe, Michelle n’en est pas moins membre à part entière de
l’espèce humaine : elle appartient, comme tout un chacun, à la longue
lignée phylogénétique des homo-sapiens qui réussit, il y a quelques centaines
de milliers d’années, à s’arracher de l’opacité des temps sans parole. Ce qu’il
lui manque, ce n’est pas le potentiel, mais l’accès au Principe du langage. Son maître commence par lui faire vivre l’expérience
du réel par le toucher. En un second temps, et toujours par la ductilité des
palpations, il lui inocule des mots qui, bien que non parlés, partent à la
quête de la réalité qui leur est associée. Il s’appuie sur la certitude qu’il
existe, comme le dit Dominique Aubier, un locuteur général qui justifie
l’existence de nos facultés communicatives. Une langue universelle qui serait
donnée d’emblée, localisée dans un lieu propice de l’anatomie cérébrale, une
troisième zone du langage responsable du sens.[1]
Dans Le Principe du Langage, Dominique Aubier situe les lettres hébraïques dans la systémique du fonctionnement cérébral et procède à l’exploration de l’édifice conceptuel que compose l’Alphabet. Elle accède ainsi à l’essence de la parole, au Principe du Langage, fondateur d’humanité et de civilisation. Chaque lettre endosse une série d’archétypes, de lois universelles actives dans la réalité et participant à l’édification du réel.
Dans Le Principe du Langage, Dominique Aubier situe les lettres hébraïques dans la systémique du fonctionnement cérébral et procède à l’exploration de l’édifice conceptuel que compose l’Alphabet. Elle accède ainsi à l’essence de la parole, au Principe du Langage, fondateur d’humanité et de civilisation. Chaque lettre endosse une série d’archétypes, de lois universelles actives dans la réalité et participant à l’édification du réel.
Le monde s’est-il crée sur ce schéma verbal ?
Dans L’Ordre Cosmique, l’écrivain
explique qu’un logiciel Universel, habité d’un système, est à la base de tout
le Réel. Ce logiciel, traversé par l’énergie du langage, reproduit son principe d’origine : un cerveau
parlant. L’Homme, créature terminale sur l’arbre phylogénétique, porte dans sa
boîte crânienne l’organe qui restitue les données premières. L'Univers s’est
donc développé selon des lois visibles dans le fonctionnement et l’anatomie
cérébrale. Tout le secret se trouve dans notre petit encéphale humain doté de
parole. Avec ses deux hémisphères spécialisés, son développement embryogénique
en deux temps, sa formation et son fonctionnement, il restitue la donnée
initiale. Sa structure duelle en gauche et droite est analogue au principe
créateur. Partant de ces données, l’Ordre cosmique développe la thèse suivante : l'Univers où nous
vivons n’est que l'hémisphère Qui Fait d’un méga-cerveau. Notre Univers, notre hémisphère, reçoit ses
instructions de l'autre hémisphère, celui Qui Sait, qui parle mais ne fait pas. Selon la thèse biblique,
le Cosmos est l’hémisphère Qui Fait
d’un cerveau primordial dont le système actif reste sous la gouverne de son
Créateur, donneur d’énergie. Et la Terre ?
La Terre est habitée par l’Homme, créature parlante surgie au terme d’une évolution qui avait pour but de
constituer un être capable de nommer et de retrouver ce qui est à son origine.
La présence de la parole caractérise la Terre. Elle est, pour le Cosmos,
l’équivalent de la zone de phonation dans un cerveau… Elle est le point unique qui a été visé par
l’énergie évolutive, l’aboutissement du Premier Echange Latéral entre le Qui Sait et le Qui Fait cosmiques. Elle est comme le premier neurone dans un cerveau touché
par la fonction énergisante du Verbe.
L’Homme doit comprendre de quoi est fait l’Univers, écrit Dominique Aubier. Il doit se comprendre
lui-même, découvrir le sens de son existence, par une réflexion qui intègre la
connaissance des lois du Réel. Et nous en sommes, aujourd’hui, à vivre cette
sommation. L’Humanité doit assurer la captation du message dont elle est
elle-même le produit. Elle possède le cerveau capable de parole et de
conscience qui lui permet de récupérer la donnée initiale.
Un jour où il y avait de la neige |
La neige, l'apparition de la « canne blanche » dans ma réalité alors que je venais de voir ce film… C'était de toute évidence un plan de cohérence dont il faut tirer la leçon.
Il m’a semblé indispensable de revenir sur le film et de préciser que l’œuvre de Leela Bhansali donne à voir cette prise de conscience de la donnée initiale. Il met en scène l’insufflation de l’énergie verbale par l’incessant échange latéral entre le maître et son élève qui, sans l’enseignement dispensé, sombrerait dans le néant. Ce film confirme et nomme ce qui est à l’origine du monde : une énergie qui lacère le néant de son vecteur verbal. Il démontre l’existence du locuteur général, la langue universelle donnée d’emblée, localisée dans un lieu propice de l’anatomie cérébrale : et si c’était la mission même du cinéma qu’ouvrir la salle obscure de nos esprits pour y projeter la révélation… du langage ?
Sanjay Bhansali est le réalisateur de l'admirable film Devdas et du non moins éblouissant Saawariya. Avec Black il hisse le cinéma indien au sommet du 7ième art. Le comédien Amithab Bacchan, dans le rôle du professeur Sanhai, maîtrise son jeu au point d’atteindre à l’interprétation fusionnelle. Rani Mukherji, dans le rôle de Michelle, bouleversante de sincérité, se glisse dans la peau d’un être dont elle explore l’univers intérieur. Pour en interpréter le rôle, elle a appris le langage des signes pendant de longues semaines. Elle fait sienne l’obscurité de sa nuit, mais également l’éclat de son jour recouvré. Quant au public, c'est-à-dire nous : saurons-nous voir l’interrogation métaphysique qui se pose dans la transparence de la métaphore : ne sommes-nous pas priés de renouer, comme Michelle, avec l’essence de l’humanité, d'intégrer l’alphabet nous liant avec l’absolu, afin de recevoir son message d'Amour ?
Exégèse initiatique du cinéma indien dans ces deux livres de Dominique Aubier :
Dans quel univers vivons-nous : un univers où le Verbe est aux commandes ?
Film à voir (DVD) :
« La vie, qu’elle
commence de l’utérus ou de la terre, commence son voyage avec l’obscurité et se
termine dans l’obscurité. Un jour nous devons tous passer par cette obscurité
et entrer dans la lumière. Un jour, il nous faut tous aller à travers
l’obscurité vers… la lumière. »
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