Le Prince remporte une
éclatante victoire : au prix d’une insurrection. Tout le drame tient au conflit
entre la réussite personnelle du Prince et la rébellion qu’elle suppose. Sa
gloire militaire est acquise, cependant l’insoumission est consommée. Le
pouvoir, incarné par l’Electeur, s’ingénie à tirer bénéfice des hauts-faits du
héros, mais le condamne pour refus d’obtempérer. La paranoïa du pouvoir est à
son comble. D’une part, le Prince a pris l’initiative efficace. D’autre part,
l’autorité lui reproche, non pas le résultat de son action, mais ce qui a
présidé à son initiative : la rupture. Le héros a enfreint la loi pour assumer
sa responsabilité personnelle. Or, l’ordre établi ne peut accepter d’être
bafoué, fût-ce par celui qui, par sa désobéissance en a permis la survie. Le
héros doit donc impérativement mourir. Mais, il doit, au paravant, se
rétracter, faire acte de repentir, renier sa mutinerie, se soumettre au
souverain dont il a méprisé la loi tout en la préservant. La rétractation du
Prince lui vaut d’être réhabilité au nom d’une nouvelle légitimité : celle
du soumis. Elle confère simultanément au pouvoir une puissance accrue :
celle du rédempteur des fautes commises.
Le public devrait
applaudir à l’habile articulation mise en scène par l’auteur de La cruche
cassée.
Oui, mais voilà : quelque chose grince dans la contrition du Prince.
Le rebelle à qui
l’Electeur doit de survivre, peut-il encore se soumettre à l’ordre ancien alors
qu’il en a rejeté l’autorité ? Sa re-soumission n’est-elle pas une régression,
contraire à l’évolution dont il a été l’agent ? Est-ce cette pénitence
excessive qui provoque la non-adhésion du spectateur à ce qu’instinctivement il
estime navrant ? Où est l’erreur, — si
erreur il y a — dans cette œuvre ? Où est la vérité dans la pièce de
Kleist ?
Je ne serais pas comme
ces grammairiens qui, estimant que l’auteur s’exprimait en un allemand
régional approximatif, prétendaient corriger ses fautes de
déclinaisons ! Je cherche à comprendre l’essence de la pièce. Si elle est
perçue comme détestable par une partie du public, c’est qu’elle doit recéler
une incommodité imposant une souffrance. Quelle est-elle ? Pour les besoins de la
cause, le héros trahit l’ordre établi. La rupture étant consommée, pourquoi
présente-t-il ses excuses à celui dont il a réfuté l’autorité ? La rupture
entraîne condamnation à mort. Rien d’étonnant à cela. L’ordre établi ne tolère
aucune variation dans les équilibres de pouvoir qu’il contrôle.
En 1940, l’Etat
français, soumis à la botte nazie, cherche à invoquer une légitimité. D’où le
discours pseudo-sacrificiel du maréchal Pétain. De Gaulle propose une autre
légitimité, au nom d’une éthique supérieure en rupture avec l’asservissement. Il
quitte la rive de l’intolérable Verboten pour gagner celle de l’avenir
possible. Le futur chef de la France Libre est en ce sens précis un Übermensch
: littéralement, un
homme de l’autre rive, tirant sa légitimité de sa rébellion, de sa fuite, de
son passage réussi, (über die Brücke) de son appel lancé depuis la rive opposée. Sa position
ontologique fait de lui un héros nietzschéen. Le voyage vers la rive
d’En face, vers le Lieu protégé est irréversible. Le héros ne doit nulle allégeance aux demeurés qui persistent dans le
Verboten. L'épopée de Moïse est l'exemple ontologique de ce type de passage sans retour possible.
Dans le Prince de Hombourg, le héros a battu l’ennemi. Mais incapable d’assumer son propre héroïsme, le Prince accepte de passer eu justice. Il conçoit la culpabilité dont l’affuble l’Électeur. L’acceptation de cette culpabilité légitime la compétence du tribunal qui prétend le juger. L’Électeur quant à lui, omnipotent mais prudent, se garde bien de prononcer lui-même la sentence. Il se délègue sur l’appareil judiciaire, administration anonyme condamnant le héros. En un second temps, l’Electeur, sûr de sa domination et de son autorité politique retrouvée, gracie le coupable et démontre, par sa largesse, à la fois la toute magnanimité du pouvoir et sa puissance de justicier. Triple victoire de l’Electeur !
1. Il récupère sur sa
couronne le triomphe du héros ;
2. Il conserve le
pouvoir et humilie son sauveur ;
3. Obtient contrition,
condamnation de celui qui, un temps, a contesté l’autorité centrale. Triple
défaite du Prince !
C’est cette triple
déchéance qui a déplu.
Les Nazis sont restés
perplexes devant l’œuvre de Kleist : si le Prince, guerrier vainqueur aurait pu les séduire un instant, ils ne peuvent aucunement valider le fait qu'il ait bafoué la sainte autorité de l'Etat. Furieux chaos dans les esprits adeptes de l'ordre et de la discipline du Commandeur !
Le public moderne quant à lui, assoupli à la loi démocratique, se retrouve également confronté à la complexité des intrications
psychopolitiques de l’œuvre sans que l’énigme en soit résolue. Le vertige
est garanti et l’on ne sait trop, en fin de représentation, ce que l’on
applaudit. Le héros est battu, vilipendé. Condamné, on lui refuse la mort qui
en aurait fait un martyre. Que reste-t-il de lui ? Un esclave ? Un humilié ? Appréciera-t-on la déchéance du Prince ?
Le Prince de Homburg ne
comprend pas qu’il était en rupture. Il ne conçoit, à aucun moment, qu’il ne doit
aucun compte à l’Electeur. Il accepte la sentence, va au-devant du verdict et
devient à jamais le serviteur de son maître. Le public en ressort abattu.
Insatisfait du héroïsme non-abouti, il quitte la salle, emporte avec lui le
malaise d’avoir été dépossédé du héros en qui il aurait voulu se reconnaître.
Sa sympathie, certes, va d’emblée, va au Prince. Mais l’Electeur le dépouille, et le
spectateur subit ce pillage : il est volé de ses meilleures intentions, privé
du sentiment d’exaltation et de libération que le théâtre a pour mission de
représenter. Le Prince de Hombourg est l’anti-Numance !
À l’issue du spectacle,
la pièce se poursuit dans l’esprit du spectateur. Dans l’œuvre de Kleist, tout
finit par rentrer dans l’ordre… prussien. Chacun retrouve sa place : le
subalterne est gracié d’autant qu’il se couche. L’Electeur conforté dans son
pouvoir… Tout est si parfaitement ordonnancé !
Pourtant, une fois que
le rideau tombe, le malaise s’empare du public. Comment le Prince peut-il, en
vainqueur de l’ennemi Suédois, accepter d’être à ce point le jouet des
puissances établies qu’il vient de sauver de la débâcle ? Il doit se
rebeller à nouveau ! Il doit reprendre le jeu en main ! Oui, mais voilà : la
pièce est terminée ! Comment l’imaginaire du spectateur peut-il se
contenter du statu quo fixé par l’auteur ? Là commence l’éblouissement.
Après la représentation ! À défaut d’explication, l’étourdissement se
transforme en nausée qui se retourne… contre la pièce. Ainsi, Le Prince de
Hombourg,
sans être une œuvre bannie, demeure, dans le répertoire allemand, une pièce
trouble empoisonnant la critique depuis plus de deux siècles ! Est-ce la mauvaise
pièce inaboutie d’un auteur qui n’aurait pas eu le courage de son
personnage ?
Je crois au contraire
que Kleist a calculé cet effet de projection dans l’esprit du spectateur. Le
Prince de Hombourg
est une pièce à digestion lente. Elle ne libère ses sucs que de manière
différée. La véritable dramaturgie se déroule dans le non-dit, dans le
non-écrit que l’écrivain instille dans l’esprit du public, par-delà le jeu des
apparences. L’illusion de la continuité du pouvoir est sauve, mais la révolte
que le Prince n’a sû assumer se transfère dans l’inconscient du spectateur.
Kleist, ancien officier
de l’armée, développe un stratagème remarquable : il dose son écriture sur
la connaissance qu’il a de l’affectivité germanique. En apparence, l’émotivité
des sentiments immédiats est satisfaite — patriotisme, grandeur du pouvoir,
autant de valeurs consensuelles animant le cœur palpitant d’une nation. Mais
s’adressant individuellement au spectateur, par delà l’espace confiné du
théâtre, il lui interdit le romantisme de la sensibilité ! Kleist casse
le bol
de son public[1]. Le clivage
entre l’attente affective du spectateur qui voudrait aimer le héros princier et
le discours que l’auteur lui propose est si grand que la pièce s’enfonce dans
une spirale centripète. Elle se referme sur elle-même, s'écrase, et laisse le spectateur
démuni, sans héros, sans identifiant. Seul face au pouvoir régalien de
l’auteur, auquel il doit… se soumettre !
Kleist télécommande l’aigreur du public.
Avec quelle astuce ! Tout d'abord, sentiment national magnifié. Autorité célébrée. Rien
ne contrarie l’adhésion au patriotisme que la pièce exalte. Mais l’auteur a
pensé au spectateur qui, en nous, se retrouve seul, chez lui, après la
représentation.
S’il lui permet de quitter la salle, l’esprit tranquille — tout s’est
finalement conformé à l’agencement prussien —, il ne donne pas moins
rendez-vous à un violent sentiment de spoliation qui ne s’éveille que dans les
heures ou les jours suivant le spectacle ! Le spectateur ressent
l’insatisfaction de subir l’éviction de ses espérances. Sa bonne conscience que
la victoire de l’Électeur garantissait en un premier temps — la durée effective
de la représentation — se trouve soudain en prise à une dépossession.
L’Électeur interdit au spectateur de s’identifier au héros. L’espérance secrète
du public (de l'époque mais aussi celui de nos jours!) est bafouée ! Le spectateur en subit le coup de fouet. Il ne peut
que… détester la pièce, haïr ce Prince en raison de l’espérance trahie ! Le
personnage, d’ailleurs, n’est guère intelligent : il est un somnambulique qui,
dès la première scène, épris de sentiments, n’agit que par impulsions.
Inconscient, pleurnichard, irresponsable, il se rachète par un sursaut
d’orgueil quand il exige que la sentence lui soit appliquée : mais c’est encore
une sottise due à son aveuglement. Un gramme de réflexion lui aurait fait
comprendre qu’étant le héros d’une nation, il en devenait intouchable. Il
aurait dû dénier toute compétence au tribunal qui prétend le juger. Plaider en
rupture, et d’accusé se transformer en accusateur. C’était à lui de condamner
l’ordre ancien. D’invoquer la loi dite du Carret. La loi de la coupure[2].
Le Prince, soumis, perd
toute autonomie. Son sursaut n’était qu’un nouvel acte de somnambulisme. La
grâce dont il bénéficie ne sauve rien : elle est la contrepartie de son
allégeance. Et cependant, il est acclamé par ses pairs : applaudissent-ils
à son inféodation si rassurante pour leur propre incapacité de
rupture ? L’invertébré romantique
qu’est le Prince de Hombourg me fait penser aux sympathiques adeptes de New
Age. Ils vivent au quotidien sur la fibre d’une source d’information
intuitive. Qui
voudrait les contrarier ? Je veux bien que l’on adopte des lignes de
conduites successives sur la foi d’une formulation instinctive. Mais à quoi dès
lors nous sert le cerveau ? À quoi bon l’extraordinaire effort évolutif
qui, pendant des millions d’années, a promu la cérébration en tant que projet[3] ?
Le New Age se
caractérise, selon l’un de ses principaux animateurs, L. Caroll, par l’absence
de doctrine, la foi en l’individu, l’absence de méthode. Nous sommes un groupe
de braves gens sans structure spirituelle, écrit-il sereinement[4].C’est
cette carence d’armature intérieure, l’abandon à une intuition non-soutenue par
une structure qui fait du Prince de Hombourg un irresponsable magnifique.
Revendique-t-il, en plus de son inconscience, la valeur de la bravoure physique
dont il a fait preuve ? Son absence de méthode lui vaut d’être passé en
justice. On lui reproche précisément l’inconséquence de son intuition, qui
aurait tout aussi bien pu conduire au désastre. Si son feeling avait été soutenu par
une doctrine, par la Connaissance qui est la science de l’intuition, il aurait pu objecter
au juge qu’il n’a, compte tenu de la loi à laquelle il a obéi, fait qu’observer
la règle du Caret
dont la légitimé est supérieure à la raison rationaliste dont se prévaut
l’autorité militaire. Il aurait dû invoquer sa qualité d’Amant, au sens mystique du
terme, qui lui aurait accordé l’immunité.
Dieu a pardonné une
fois pour toutes à ces êtres élus, écrit Ibn’ Arabî, le maître soufi de Murcia
dans son Traité de L’Amour, c’est pourquoi la plume divine écrit en
leur faveur, au contraire de ceux qui demeurent assujettis à l’espoir de la
rétribution. Mais
ne peut se déclarer Amant que celui qui dispose de la Connaissance : c’est
en sa faveur que l’innocence est promulguée si les actes sont réalisés en
conformité exacte avec les normes divines. L’Amant authentique est élargi. Il n’y a,
dans le cas des authentiques, nulle transgression en cas de rupture avec la
loi. Le dépassement des règles établies leur est une obligation. La sanction ne
peut s’appliquer à leur cas, dans la mesure où l’acte commis emporte
l’approbation divine qui ne peut se circonscrire à l’opinion des tribunaux
humains. L’homme ordinaire, qui prétend s’ériger en juge, est incompétent :
comment peut-il comprendre la valeur des actes de l’Amant ?
L’Amant, selon le soufi,
est par définition un hors-la-loi qui n’a d’allégeance à formuler qu’à l’égard
de son Aimé. Il échappe à toute forme de juridiction, n’ayant de compte à
rendre qu’à l’objet de son amour.
Malheureusement, le
prince de Hombourg s’aligne. En l’absence de structure intellectuelle
solide, de doctrine, d’enseignement, il ne lui reste que le rêve éveillé,
l’illusion d’être soi. Véritable mollusque, il renie sa propre identité,
répudie et la bataille qu’il a livrée et la victoire remportée : il estime
que sa bravoure désobéissante mérite châtiment.
Le piège de Kleist a
parfaitement fonctionné sur moi ! Ce Prince liquéfie dans la non-identité
est écœurant. Est-on grand lorsqu’on est faible jusqu’à chérir des chaînes
honteuses,
s’interroge Baltasar Gracian[5] ?
Une fois gracié, le Prince est acclamé par ceux qui l’ont déculotté, le
réduisant à n’être plus que l’ombre de lui-même. Cela valait bien une
ovation !
La pièce de théâtre est
puissante : le spectateur vit un inconfort total. Le héros larvaire a accordé
aux autres la permission de n’avoir pas d’égards pour lui. Le spectateur en est
interloqué. Soit il restera bloqué dans le malaise du non-élucidé — provoquant
cette aigreur de pré-vomissement qui opprime le public mécontent depuis deux
siècles. Soit il procédera à une re-présentation intérieure de la pièce. Le
spectateur est obligé, à son tour, de convoquer un tribunal et rejuger
l’inculpé. Dès lors le véritable héros désigné par Kleist, c’est le public
lui-même !
On n’assiste pas
impunément au Prince de Hombourg ! Pièce désagréable, déplaisante : elle met le
Public face à l’insuffisance d’un héros, ce qui exige qu’un transfert de
responsabilité s’opère sur le spectateur… Transfert post-théâtral, que Kleist
impose en sur-écriture subliminale de son œuvre ! Le spectateur détestera
l’écrivain anti-situationniste. L’opération de Kleist est risquée, elle mise
sur l’intelligence du public, sur sa capacité de rompre avec les lois du
théâtre. C’est le spectateur, seul, dans son intime perception, qui réalise la
loi du Caret.
Il est tenu de réprouver le non-héros, de se désolidariser de la loi qui
opprime le Prince, d’assumer lui-même la coupure avec le propos apparent de la
pièce. Le véritable Prince, n’est-ce pas dès lors le spectateur ? C’est le
spectateur qui emporte les mérites que le personnage de Kleist s’est refusé à
lui-même !
Il en ressort une œuvre
qui n’est pas celle qui se lit dans le texte. Pièce tout en
réverbération ! Spectateur, vous consentez-vous, à vous-même, le droit à
l’initiative ? La possibilité d’être vous, en tant qu’individu, libre,
responsable : un non-somnambule ? Votre victoire est-elle permise, en dehors du
strict espace qu’autorise le pouvoir ? Votre liberté vous est-elle
consentie, ou faut-il l’arracher pour en disposer ? Savez-vous en user ?
Savez-vous la défendre ? Vous réglerez-vous selon les ordonnances ?
Accepteriez-vous d’être jugé par qui vous dénie votre liberté ? Quelle est
votre capacité de rupture ? De rupture avec votre propre continuité ? Ou au
contraire, quelle est votre propension à la soumission ? Je dirais, en termes
initiatiques, que Kleist a écrit le Bip d’une œuvre, laissant au lecteur la
responsabilité d’en vivre le BOP. Ou d’en réfuter les données : une fois le
rideau tombé, c’est le spectateur, furieux parce que frustré, qui réécrira la
pièce. En BOP, il s’emportera contre l’insupportable héros, tentera de le tirer
de son rêve éveillé, corrigera ses erreurs. Aucun spectateur ne s’identifiera à
l’anti-héros. Aucun non plus n’approuvera celui qui l’opprime ! Il
éprouvera au contraire le besoin de se substituer à l’auteur, de réécrire son
œuvre. Provoqué en duel par Kleist, le spectateur relèvera le gant ! Prouesse
de l’auteur : la pièce, bénéficiant dès lors d’une telle distribution,
(vous-même dans le rôle principal face à l’écrivain !) devient, par votre
propre talent, un grand chef d’œuvre.
© Cet texte est paru dans le livre José Rizal, Don Quichotte des Philippines, de Dominique Blumenstihl-Roth, paru aux éditions Peleman.