Canicule, sécheresse et feu
par Dominique Blumenstihl-Roth
La canicule est un indice puissant sur l'état de notre civilisation. Liés et dépendants de notre monde, nous ne sommes pas des observateurs neutres de la planète. Nous sommes la planète et elle nous ressemble. Nous faisons corps avec elle et elle avec nous. Savons-nous l'aimer ? L'habiter respectueusement ? Et elle, de son côté, continuera-t-elle de nous aimer, nous laisser vivre en elle ?
La canicule entraîne la sécheresse. N'est-elle pas à l'image de notre pensée, prête à dévaster le monde pourvu que notre petit intérêt soit sauvegardé, à ceci prêt que nous ne sauverons rien si le monde est anéanti ? Quelle est la limite — depuis longtemps franchie — où commence la dévastation ? Je ne parle pas ici des forêts amazoniennes dont on s'émeut beaucoup d'autant qu'elles sont loin de chez nous, mais de nos critères de pensée assez sec pour générer ce que Nietzsche appelait Verwüstung. Il entendait par là une désolation au-delà de la simple destruction qui devient anéantissement de l'être. Cette forme de destruction des esprits déchoit toute morale, toute éthique, désolation qui tombe sur nos systèmes fondés en matérialisme exclusif dont nous étions persuadés qu'ils allaient se survivre pour l'éternité… Nous étions si bien installés dans notre croyance en l'éternelle productivité-expansion indéfinie… Un coup de sécheresse caniculaire et tout s'arrête, y compris nos centrales nucléaires en manque de refroidissement, nos TGV dont les rails subissent des torsions. On en avait tant prisé la haute valeur technologique…
La canicule devrait nous donner pour le moins un coup de modestie sur la tête. Du point de vue initiatique, il est clair que l'énergie brûle — beaucoup de choses s'enflamment, ces temps-ci. La branche « hyponeurienne » jusque-là prolifique du « Qui Fait », se voit obligée de restreindre sa prédominance. Mais elle a l'orgueil de sa mémoire, de ses extraordinaires succès — les « trente glorieuses » dont nous pleurons nostalgiquement le miracle — et plutôt qu'accompagner l'énergie filant vers la branche évolutive d'En Face — sortie d'Egypte ! —, comme Pharaon, elle fait tout pour empêcher la migration vers la Connaissance. C'est ainsi que « le désert croît », selon la formule du poète-philosophe. Hannah Arendt reprend cette idée dans son essai Qu'est-ce que la politique, et précise que « le désert abolit, tandis que la désolation cultive précisément et étend tout ce qui garrote et tout ce qui empêche. » Serions-nous entrés en période de désolation dont la canicule serait le signe ?
La sécheresse des esprits est-elle responsable de la sécheresse qui s'étend sur le pays, ce dernier étant constitué de l'ensemble des réflexes intellectuels présidant à sa destinée ? La pensée courte, essentiellement matérialiste, axée sur la rentabilité financière… la sécheresse des âmes, la pauvreté des cœurs, la violence exercée contre toutes les formes d'espérances et d'élévation, le rabaissement général du rapport à la Vie et la négation du Principe de Création au profit du Principe de dévastation. Se pourrait-il que Dieu nous abandonne à notre sort, puisque nous sommes de si bon experts en matière de gestion ? Quelques séances de coaching (sur quels modules efficaces éprouvés ?) suffiraient-elles à remettre l'humanité sur les rails ? Quels rails ? On apprend justement que la canicule les a sévèrement déformés… Les anciennes structures ne peuvent accueillir les nouvelles énergies qui exigent de nouvelles voies.
« La désolation de la terre peut s'accompagner d'un haut standing de vie, écrit encore Hannah Arendt… et tout hanter de la façon la plus sinistre, à savoir, en se cachant… » Une désolation organisée qui prévoit la dissimulation de son projet d'anéantissement. Notre capacité d'accoutumance est telle que nous risquons de ne pas nous en apercevoir, persuadés que nous sommes de disposer des alternatives possibles : un peu d'écologie raisonnable et scientifique remettrait les choses en ordre, sans rien changer au fond de notre conception de la vie sur terre. Un peu de saupoudrage social suffirait à calmer les angoisses. Le « système » se sauverait ainsi lui-même, tout en empêchant le véritable transfert de l'énergie. On améliore le sort de l'esclave en lui enlevant la chaîne, s'assurant toutefois qu'il ne quittera jamais la plantation… Accoutumé à ce nouveau confort, il sera reconnaissant à l'égard de la férule désormais cachée qui ne s'abattrait pas moins le moment venu.
Nous nous habituons à l'intolérable, poursuit Hannah Arendt, sévèrement lucide : « grâce aux moyens d'adaptation que nous fournissent la psychologie… et la psychanalyse, dans son uniformité monstrueuse et la fadeur des catégories qu'elle invente, agent de désertification en ce qu'elle efface les richesses de l'amour, du cœur, réduisant tout à la petitesse des pulsions sexuelles… » Mystification des sciences légiférant les relations humaines, au service de ce système d'assèchement et de dévastation des âmes ? A noter que la philosophie non plus, n'a su résoudre la question de la désertification des esprits, et ce qu'elle reproche aux autres disciplines pourrait fort bien lui être retourné : autant de philosophies qu'il y a de philosophes, autant de modèles et d'anti-modèles qu'il existe de penseurs.
Restent les Îles, les Oasis.
« Si les Oasis ne demeuraient intactes, nous ne saurions plus comment respirer… » Quelles oasis ? Où sont-elles ? Les Îles-Oasis, c'est vous, ami(e) lectrice /lecteur de ces lignes. Les Îles-Oasis, ce sont les livres et films de mon Maître, ce sont les espaces, les êtres épris de liberté, capables de n'être pas inféodés au dogme des idées à la mode, des conventions institutionnelles, des appareils prétendant distiller leur autorité. Les îles-Oasis, ce sont les insurrections de l'âme étouffée, les infatigables compagnons du Livre révélatoire. Les Îles-Oasis, ce sont « les vrais Amis de Don Quichotte », gouverneurs de leur propre île comme le fut Sancho Panza, qui ne renoncent pas à fertiliser le monde de leur semence, à recevoir cette semence en leur terre généreuse.