Abraham, inventeur de la plaidoirie (suite)
par Dominique Blumenstihl-Roth
(la première partie de ce texte est ici)
Instruit des Lettres, Abraham n'abandonne pas la ville où réside son neveu. Il lance sa péroraison de grand avocat. « La plaidoirie suppose la maîtrise du droit qu'on prétend défendre » écrit le juriste. « Il
 doit connaître, rassembler et agencer les fondements juridiques de ses 
arguments. Car plus ses fondements sont solides, plus il a de chances de
 gagner son procès. » Abraham, de toute évidence, excelle dans sa 
connaissance de la logique et de la justice divine dont il a expérimenté
 tous les aspects. Il sait qu'il a affaire à un Dieu de la Parole, dès 
lors (toutes) les techniques oratoires seront permises, y compris une 
certaine coquinerie comme l'instant où Abraham tente de faire admettre à
 Dieu que 5 justes suffiraient alors qu'il convient de soustraire leur 
absence au 50 requis. Abraham ne se départira jamais de cet art de 
l'ambiguïté qu'il exploite si elle peut servir sa cause, sa cause étant 
celle… de son interlocuteur. Il sait que le monde, que l'homme fut créé 
en tant qu'associé, allié du projet divin. Si Dieu veut une justice 
absolue, il sera tenu d'affranchir la part de droiture noyée dans 
l'iniquité de la cité condamnée. Subliminalement, Abraham induit — et 
c'est encore un élément de son surclassement par rapport à la pensée 
aristotélicienne — une profonde question métaphysique.
Si
 Dieu veut que s'exerce sa justice, pourquoi a-t-il créé le monde, 
l'univers du « Ma » (le Quoi), des choses, où la pureté du « Mi » (le 
Qui) ne peut l'emporter absolument. La perfection n'est pas de ce monde 
et l'exiger serait confondre Mi et Ma. Simeon Ben Lakich s'est interrogé
 à juste titre : « Tu veux le monde et la justice absolue ? Si tu 
désires maintenir le monde, il ne peut y avoir de justice absolue. Si tu
 ne renonces pas un tant soit peu à la justice absolue, le monde ne peut
 subsister… » (Genèse, Elie Munk, p. 187).
Abraham
 ne mise pas sur les recettes habituelles qu'engage l'avocat lors de sa 
plaidoirie. Nul effet de voix, nul sanglot : il ne cherche pas à 
émouvoir Dieu. Il n'est pas sur la scène d'un théâtre, à jouer un rôle :
 Abraham est tout entier impliqué dans un dialogue, échange en comité 
restreint de deux partenaires où il n'est nul besoin d'élever le ton ou 
d'affecter des expressions faciales susceptibles d'impressionner. Dieu a
 formulé sa menace (XVIII-20) et ses conditions. Elles appellent à une 
réponse. Abraham n'ignore pas qu'il convient d'être modeste et prudent. 
La forme interrogative d'ouverture facilite l'écoute. L'élégance de sa 
conduite intellectuelle associée à sa persistance aboutissent à un 
résultat. Abraham avance pas à pas, Dieu concède à six reprises une 
atténuation des seuils, et le Patriarche chaque fois relance : il 
invente « les principes généraux de la plaidoirie » : — il ne faut 
jamais tourner dos aux juges, il ne faut parler qu'aux juges, 
enseigne-t-on aux avocats en herbe. « Parlez, relancez, ne vous 
arrêtez jamais ! Soyez fous quand vous plaidez ! Laissez votre peur et 
votre voix tremblotante à l'entrée du tribunal ou de la cour ! Au 
tribunal ou devant la cour, vous êtes en réalité ceux qui mènent le jeu.
 Vous n'avez rien à perdre si vous partez jusqu'au bout. Vous avez tout à
 gagner au contraire. Gagner en confiance, affronter sa peur. Personne 
ne vous mangera ! Ne vous comparez pas aux autres, faites votre part ! », écrit le juriste M. Yao.
Abraham
 construit sa plaidoirie : il s'avance vers Dieu, se rapproche du juge ,
reprend la problématique posée de la destruction annoncée, soulève la 
légitimité du décret et, contrairement à l'usage de la bienséance 
conventionnelle, ne salue le juge suprême (verset 25) qu'à la fin de son
 bref exorde : cette salutation n'est pas vaine obséquiosité, elle est 
interpellation et s'inscrit déjà en plein dans l'argumentaire : « Loin de toi ! Celui qui juge toute la terre ne ferait-il point justice ? »
 Le Patriarche prouve qu'il endosse sa liberté d'homme face au Créateur,
 d'emblée, sa droiture morale s'impose. Dieu, magnanime accepte la 
proposition des 50.
Aussitôt, prudence et modestie, Abraham se présente : « Voici donc, j'ai voulu parler à l'Eternel, moi poussière et cendre !
 » Nulle flagornerie en ces mots : poussière et cendre, mais néanmoins 
homme de parole en charge de mission, représentant les éventuels justes 
vivant à Sodome. Les faits étant connus, Abraham évite produire un 
résumé factuel des événements, il ne reviendra pas sur leur gravité, 
admise. Sage diplomatie. En effet il ne s'agit pas de nier les 
événements à l'origine de la colère divine, mais d'obtenir une grâce 
favorisant ceux qui ne seraient pas impliqués dans l'affaire. Il n'usera
 pas ici d'artifices qui hantent les plaidoiries professionnelles — 
métaphores, ironie, euphémisme, mais n'hésite pas à recourir à 
l'anaphore : (Répétition de(s) même(s) terme(s) en début de plusieurs 
phrases, de plusieurs vers, de plusieurs propositions. On martèle ainsi 
une idée, on insiste, on souligne.) Abraham répète à cinq reprises 
l'expression du doute par « peut-être ». Non son doute personnel, mais 
un doute sur la situation objective. « Peut-être y a-t-il… 50, peut-être
 en manquera-t-il 5, peut-être s'y en trouvera-t-il 40, peut-être s'en 
trouvera-t-il 30, peut-être s'en trouvera-t-il 20, peut-être s'en 
trouvera-il 10… ». La maîtrise de l'anaphore interrogative en 
progression sur un rythme de 5 est fondée sur le sens de la valeur 5. 
Abraham est l'homme du Hé, lettre valant 5. C'est là son propre niveau, 
il sait qu'il peut gravir cinq échelons en toute affaire, pousser au 
maximum la dualité en couche Vc. Sachant que la décision relève de la 
couche VI et que celle-ci ne lui appartient pas. C'est pourquoi, parvenu
 au nombre de 10 justes exigés, sachant depuis le début qu'en l'absence 
de Yod dans les justes il ne les trouvera pas, il n'insistera pas 
davantage. La discussion prenant fin. Passage à l'action. Il s'agit 
maintenant d'exfiltrer Loth et sa famille.
Revenons
 un instant sur la plaidoirie. Son développement est impressionnant. Non
 par sa longueur, mais par la rigueur de sa tenue selon la forme et le 
fond. Pour la forme, il s'en tient aux règles initiatiques archétypales.
 Sur une base de 6, il interjette 5 « peut-être » qui sont autant de 
questions à rebond, qui enveloppent le juge dans son propre code. Sa 
plaidoirie en est donc recevable et Dieu la reconnaît comme étant fondée
 en droit… et jurisprudence : le Créateur est bien tenu de considérer sa
 propre clémence comme un préliminaire à la justice qu'il prétend 
rendre. Les énormités commises par Sodome relèvent de la justice divine,
 dès lors le décret peut et doit être discuté. Dieu ne peut, seul, 
décider. Abraham se pose ici en partenaire, en assesseur rappelant à 
Dieu les fondements de son propre Droit.
Expert
 du langage, le « conciliateur » ne manque pas de ruse. Il reprend les 
termes de Dieu et semble les présenter à une sorte de tribunal qui 
écouterait les parties. Si Dieu accepte d'en sauver 50, et même 45, 
rebondissons sur 40, puis augmentons l'envergure, faisons des sauts de 
10. Vieux renard, aimerais-je dire à Abraham, avant de passer sur le 
fond de l'affaire de ce chapitre XVIII.
« C'est
 ici que le plaideur déballe ses arguments de manière structurée. Le 
premier avant le deuxième. Il argumente dans le strict respect du 
syllogisme. Son argumentaire doit être solidement fondé. Tout part des 
textes, des jurisprudences, et des doctrines… » explique le juriste.
 Avec Abraham nous assistons à une plaidoirie structurellement établie 
sur une dynamique de 6 points découlant l'un de l'autre, de manière 
quantifiée, aisément repérable : 50-45-40-30-20-10. Selon une pensée 
systématisée laissant après chaque point l'espace ouvert à la réponse. 
Chaque fois Dieu accepte la modulation proposée. Dont il découle le 
point suivant. Précision et concision sont de rigueur, les mots sont 
comptés et la scène se déroule rapidement. Le débat 
contradictoire dure le temps qu'il faut pour lire le chapitre XVIII. Et 
Abraham n'insiste pas au-delà de la sixième interpellation, ayant épuisé
 les éléments structuraux évolutifs qui permettaient un aménagement de la 
sanction. Parvenu à la dernière unité concevable, celle du 10 (Yod) 
en-deçà de laquelle on entrerait dans l'incomplétude, il sait que les 
choses ne sont plus entre ses mains. Dieu apporte la conclusion en 
admettant qu'un minimum de 10 justes pourraient sauver la ville. 
Laissant entendre que 10 implique l'unité : dès lors un seul juste 
serait suffisant, parce que le juste est le fondement du monde. Un juste
 absolu, intègre, dont les mérites rachètent toutes les erreurs de la 
cité. Ce juste existe-t-il ? Réponse en est donnée au chapitre XIX de 
Genèse. Je n'ose poser la question pour ce qui concerne notre époque…
L'intercession d'Abraham serait-elle une « plaidoirie pour une cause perdue » ? 
Sodome
 ne sera pas sauvée. Abraham le sait. Et pourtant… Il tente l'impossible
 sauvetage. Certes Loth, le neveu du patriarche, accompagné de ses 
filles et son épouse sera dégagé in extremis, et cela non pour ses 
mérites personnels mais en raison de sa filiation au clan abrahamique. 
Il est le frère de Sarah, mais non point un « juste » à part entière : 
sa présence à Sodome ne sauve pas la ville. Mais il est sauvé parce que 
la protection d'Abraham, le juste, s'étend jusqu'à lui et parce que de 
sa propre descendance, dont il ignore encore tout, sortira une lignée 
importante.
Passablement
 querelleur, Loth se sépare d'Abraham, s'installe dans une ville dont il
 connaît les mœurs singulières. A Sodome, interdiction formelle est 
faite d'aider les pauvres, d'accueillir des voyageurs, xénophobie 
absolue. Loth a un bien curieux réflexe quand il offre à la foule 
déchaînée qui lui reproche de recevoir des étrangers de violer en 
échange ses propres filles. Il s'apprête à livrer ses filles, en 
échange, à la plus ignoble des violences mais ne s'interpose pas. C'est 
l'ange-voyageur qui organise le sauvetage de la famille, forçant 
l'indécision de Loth.
Le
 Zohar estime que la plaidoirie d'Abraham fut entachée d'une 
imperfection. En effet, différenciant le bien et le mal, il a établi une
 restriction et n'a pas intégré toute l'humanité. Jusqu'au bout, il 
édifie la défense de Sodome autour de l'idée de la séparation des deux 
branches du bien et du mal, espérant sauver le mal inévitable par la 
vertu du bien aussi minime soit-il. Abraham a pris la parole. Il a osé 
parler à Dieu. En cela, il est infiniment supérieur à Noé qui s'est 
contenté d'obéir silencieusement. Mais « la supplique de Moïse fut 
meilleure et atteint à la perfection, car après le Veau d'Or, il implora
 le pardon pour tous, y compris les coupables, quitte à se détruire 
lui-même » : sinon efface-moi du livre que Tu as écris… 
dit-il à Dieu. Moïse est à la limite du chantage — sinon efface-moi ! — 
soumettant Dieu à la singulière menace de devoir anéantir son propre 
héros qui désire être retranché de la grande histoire. Et d'ajouter : « Si ta face ne vient pas avec nous, ne nous fais pas sortir d'ici »
 (Exode 33,-15). Moïse s'adresse à Dieu avec véhémence, tempérament du 
chef de guerre, de l'ancien prince d'Egypte qu'il fut en sa jeunesse. 
Abraham quant à lui, expérimente le dialogue, dont il découvre les 
vertus, dont il vérifie la portée.
Nous bénéficions de ces antériorités. Nous sommes, nous aussi, priés de dialoguer.
De
 plaider. Encore faut-il connaître le Code et exprimer notre demande 
selon les règles. Commencer par reconnaître la valeur de l'interlocuteur
 et sa liberté de ne pas agréer nos suppliques. A nous d'inventer une 
parole ligatrice entraînant la décision divine vers la clémence. 
Préalable donné, la clémence demande à être invoquée. Trouvons les mots,
 créons les attitudes, les comportements adéquats qui en justifient 
l'intervention. C'est à notre portée.
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1 commentaire:
BRAVO pour votre dernier travail. Impressionnant.
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