Dominique Aubier enseigne la lecture de Don Quichotte
Par Josane Duranteau, article paru dans le journal Combat, le 6 février 1966
Dominique
Aubier vient de publier un livre tout à fait exceptionnel, par
l'originalité de sa thèse, par le renouvellement qu'il apporte à une
œuvre universelle, Don Quichotte prophète d'Israël.
Après quinze ans de recherches, l'auteure aborde pour la première fois directement le thème central de ses travaux. Le présent ouvrage, qui ne manquera pas de soulever des controverses en bousculant des habitudes, sera suivi de plusieurs autres sur l'œuvre de Cervantès, déchiffrée, éclairée, commentée, dans un esprit entièrement nouveau.
De l'aventure à la prophétie
N'en doutons pas. Dominique Aubier a son idée sur Don Quichotte. Cette idée est depuis longtemps certitude, mais Dominique Aubier n'a rien voulu en livrer avant de s'être entourée de garanties irrécusables. Je l'ai vue moi-même, interrogeant avec humilité ceux qui pouvaient lui répondre. Maintenant, elle se sent, je crois, forte aussi de leur certitude à eux. Sans conteste, elle sait poser les bonnes questions.
Mais comment va-t-elle, dans ce premier livre qui aborde directement le thème fondamental de sa rencontre, s'adresser à nous, qui ne savons ni ne croyons rien de bien profond sur le célèbre adversaire des moulins à vent ? Certes, en publiant naguère Deux Secrets pour Une Espagne, l'auteure aura révélé à tout un public la présence en profondeur du judaïsme dans la culture espagnole. Présence d'autant plus intime qu'elle a dû, depuis l'Inquisition, se cacher, se faire oublier, qu'elle s'est fondue, mêlée à la réalité espagnole, colorant toute sa sensibilité.
Tout cela était nouveau pour beaucoup d'entre nous.
Don Quichotte, au contraire, semble être à tout le monde. Qui ne l'a pas lu, au moins en partie ? Dominique Aubier, enfermée dans le cercle de sa certitude, ne sera-t-elle pas en peine de nous toucher, nous qui sommes au-dehors ? Elle répondrait peut-être qu'en terme de tauromachie, le centre de l'arène est « de dehors », justement, et qu'elle y est comme nous sommes à « l'intérieur ». Elle n'est aucunement enfermée : au contraire, elle va nous faire sortir de l'ignorance, en feignant d'y entrer.
Invitation à l'étonnement
En feignant d'y entrer ? Disons plus tôt en y retournant pour nous. Car après tout, l'idée qu'elle se fait de Don Quichotte n'est pas innée. Il a fallu commencer par l'étonnement. C'est donc à l'étonnement que Dominique Aubier nous convie.
Prenant par la main son lecteur qu'elle suppose bien être aussi lecteur de Don Quichotte, elle se pose tout haut des questions naïves qui devraient venir à l'esprit de n'importe qui. Personne ne semble plus naïf que Dominique Aubier quand elle s'interroge sur les moulins à vent. En quelques page, elle donne là une leçon de lecture qui tourne à notre confusion à tous. Car nous avions admis bien passivement l'obscurité de l'illustre affrontement. Pourquoi les moulins ? Dominique Aubier le rappelle avec une douce ironie : pour le sens commun, « faire le Quichotte », c'est bien combattre les moulins à vent. Mais aussi « combattre les moulins à vent », qu'est-ce ? C'est justement « faire le Quichotte ».
Dominique Aubier retient ici, tout le temps qu'il faut, le lecteur pressé d'aller vers d'autres aventures. Avec ingénuité, elle ne le laisse pas se distraire de la question. Que sont donc ces moulins ? Des symboles, disons-nous. Ah oui ? demande-t-elle. Et de quoi donc ? Quelle est cette réalité lointaine dont le signe le plus favorable est en forme de moulin à vent ?
Ces moulins sont des géants, pour Don Quichotte. Arrêtons-nous. Pensons aux géants. La tactique de Dominique Aubier est celle-ci : par son ignorance feinte — qui ressemble fort à la nôtre, véritable —, elle se sent poussée à la recherche. Ses naïvetés, franchement et fraîchement déclarées, se trouvent, à tout prendre, les nôtres aussi. Quand elle nous a menés à ce point d'incertitude aiguë, à cet extrême inconfort dont nous aurions bien dû, sans elle, au moins trouver la route, elle nous aide enfin un peu. Certes, elle avait son idée sur Don Quichotte, et elle faisait bien de ne pas la découvrir tout de suite.
Technique de lecture
Il s'agit en somme d'apprendre à lire un livre qui n'a pas été écrit tout à fait pour nous.
« Nous l'avons déjà laissé entendre, c'est toute la psychologie espagnole des campagnes, la plus raffinée qui soit, que le lecteur doit apporter à l'endroit des formes de raffinements sur lesquelles Cervantès a compté en première lecture. Il a écrit pour des esprits évolués comme il savait que l'était la plus grande part du peuple espagnol.
Cette exquise intelligence de la parole dans ce qu'elle a de concret s'est perdue dans les villes où le bruit, l'accumulation des personnes, la rapidité des mouvements à opérer dans la gestion de la vie ordinaire, la hâte exigée par les besoins quotidiens interdisent que l'esprit aille son train-train, qui est lent, et passe à son crible, qui est fin, les mille et uns détails que sont les choses dans leur corps qui est le mot. Mais dans les villages où la civilisation n'a pas encore passé avec ses avantages et ses inconvénients, le talent d'écouter et de comprendre n'a pas encore déserté les esprits et nous savons d'expérience qu'un « tonto de pueblo » — idiot du village — a souvent plus de perspicacité, pour le langage, qu'un expert de cité. Cervantès a écrit pour les Sancho de tous les villages, pour les esprits mûris de ce savoir plein de subtilité qui est à la base d'écoute, d'obéissance, de méditation concrète des mots selon les us et coutumes. »
Cette technique de lecture, « méditation concrète » familière à tous les « Sancho » rejoint la méthode par laquelle un lecteur hébraïsant, rompu à l'usage de l'herméneutique, reçoit un texte qui met en jeun toutes les ressources de l'esprit : « Il reconnaît l'emploi des techniques bibliques dans n'importe quelle page lue attentivement, jeu de mots, allusions, métaphores appuyées sur des symboles canoniques, citations à fleur de texte, vocabulaire spécieux d'origine théologique, passages séparés que le sens voudrait réunis, noms phonétiquement audibles en hébreu, répétitions significatives, terminologie arrêtée dans son sens allégorique, mot mis pour un autre, selon une décision unique et fixe… »
C'est ainsi, et à ce niveau, Dominique Aubier nous l'enseigne, que Don Quichotte mérite d'être lu.
Cela n'entraîne pas que nous puissions tous y parvenir avec un égal bonheur dans les vingt-quatre heures qui viennent : « Mais les degrés doivent être gravis. On ne peut y obliger personne. On ne peut pas même inviter quelqu'un à les monter. Il faut en être capable… »
Le manuscrit retrouvé
Qu'a donc de si mystérieux cet immense roman d'aventures dont nous avions admis jusqu'à présent toutes les obscurités ? Ceci, simplement : il se réfère à un autre ouvrage, dont la connaissance est nécessaire à l'intelligence de l'œuvre et dont l'intelligence n'est pas simple. Cet autre ouvrage, c'est le manuscrit dont il est fait état explicitement dans le texte : ce manuscrit dont l'auteur a besoin pour continuer son récit quand il laisse le Biscayen en plein combat, le bras levé, et plante le lecteur et personnages, ignorant lui-même la suite de l'action.
Cervantès, heureusement, retrouve son texte. Et Dominique Aubier, pour sa part, en relève le titre, et le pourquoi du titre. Ce manuscrit, c'est le Zohar, « Livre de la Splendeur », mais splendeur cachée entre toutes, au temps de Cervantès.
Partant de cette découverte, Cervantès anima de nouveau le bras du Biscayen. Et Dominique Aubier — à la lumière non seulement du Zohar mais aussi des circonstances historiques où Cervantès kabbaliste écrivait — éclaire et résout toutes les difficultés jusqu'à ce jour encore indéchiffrées de Don Quichotte.
« La distension qui sépare le Talmud de la Bible, le Talmud du Zohar est du même ordre que celle qui apparaît entre le Zohar et Don Quichotte… »
Don Quichotte, prophète…
Accepte de passer pour héros de roman tout le temps qu'il faudra, et il s'écrie : « Heureux âge et siècle heureux celui auquel sortiront en lumière mes fameux exploits, dignes d'être gravés en bronze, sculptés en marbre et peints sur des tableaux pour servir de mémoire au temps futur, O toi, sage enchanteur qui que tu sois, à qui il écherra d'être chroniqueur de cette rare histoire… » Et encore : « Qui peut douter qu'au temps à venir, lorsqu'on mettra en lumière la vraie histoire de mes faits renommés… » Et Don Quichotte annonce une « Tête », elle-même prophétique, capable de dire sa « vraie » histoire, et de la continuer.
Et de la continuer ?
Après la Bible, et la Talmud, et le Zohar, et Don Quichotte, où est-elle, cette Tête fort lucide ? Sa tâche, selon Cervantès n'est pas très difficile : « or donc, comme il n'est pas difficile d'ajouter à ce qui a été commencé… »
Mais il est clair que nous n'avons pas su lire « ce qui était commencé ». Il faudrait donc rechercher la Tête prophétique du côté de la bonne lecture et du premier déchiffrement. Serait-elle, en ce cas, assez près de se montrer ?
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Portrait de Dominique Aubier
Par Josane Duranteau, paru dans Combat le 6 février 1966
Josane Duranteau a rendu visite à Dominique Aubier, en Andalousie.
Sur la montagne désertique, Dominique Aubier en sari enjambe les pierrailles, avec le vent contre elle, et dessine dans l'air, d'un geste large, l'arc du porche comme elle le voit déjà. La maison à construire sera en ce lieu, étagée, avec ses terrasses, son patio, trois escaliers : Paco, le maçon, n'aura pas son pareil pour inventer avec elle une murette épaisse, rempart et banquette à la fois.
Passent quelques semaines, et le désert devient chantier : ma maison se montre. Son étrange architecte en chignon parfumé invective, le verbe haut, son équipe. Se fâche pour un carrelage vert dont elle ne veut pas. Mais garde tendrement l'arche unique, un peu manquée, un peu gauche et si gracieuse dans sa dissymétrie campagnarde.
« Madame Domini », comme on l'appelle à Carboneras, construit des maisons.
La maison de Dominique Aubier à Carboneras, Andalousie |
Le paysage qu'elle préfère est un cirque lunaire, autour d'une vallée fertile. Fertile ? Depuis que Dominique Aubier y a trouvé de l'eau.
C'est le puits de Jacob, l'eau de la vérité, la réponse de Dieu, l'encouragement nécessaire à qui prend la lecture de Cervantès dans le bon sens. Un miracle ? Evidemment non. Le contraire d'un miracle. Cette eau tant espérée qui donne la vie à la vallée n'est pas un défi à l'ordre profond de la loi. L'eau devait sortir là puisqu'elle faisait besoin de façon si prenante pour le village de Carboneras, et pour l'œuvre juste entreprise avec tant de loyauté. Dominique Aubier le dit avec une certitude convaincante.
La certitude est sa spécialité, puisqu'elle est spécialiste du Quichotte. Le nom même de l'Hidalgo n'est-il pas le mot même de la certitude — qéchot en hébreu ?
Dominique Aubier cueille à pleins paniers des légumes jamais vus en Andalousie, qui poussent avec exubérance dans son potager irrigué par l'eau de ce même puits. Elle en transporte à pleine voiture, elle en distribue — elle discute à la cuisine et combine des dîners d'une fastueuse fraîcheur. Toute chose mérite bien d'être faite, avec sérieux, bonheur, et raisonnement : maison, repos et livres.
A l'heure brûlante, sous le porche, une voix murmurante lit la Bible en hébreu — se plaît à une difficulté —, passe au commentaire. On n'entend que la mer, au pied du grand escalier blanc : « Madame Domini » travaille. Cesse-t-elle jamais de travailler à Don Quichotte depuis 15 ans ? Cesse-t-elle jamais de vivre sa transformation depuis qu'elle a commencé de reconnaître l'œuvre prophétique ? « La Quichottisation d'une existence » sera un de ses livres à venir. On y verra comment les éléments d'une vie s'ordonnent autour d'un dessein unique, à quoi viennent s'accorder aussi, avec souplesse, avec rigueur, les événements inattendus.
L'auditeur se défend d'abord, devant Dominique Aubier, contre tant de clarté. Nous ne sommes pas accoutumés à vivre au sein des significations parlantes : il est déconcertant de découvrir un tel accord entre le monde soudain lisible et la volonté agissante. Pour chacun de nous, l'opacité va de soi. Mais elle parle. Elle raconte. Comment douter de son extraordinaire vérité ? Les dimensions de Dominique Aubier ne sont peut-être pas tout à fait les nôtres : on le sent bien à la voir dès l'aube, sur sa terrasse du bout du monde, attentive à guetter le premier rayon de soleil. La plénitude de ses journées humilie nos emplois du temps encombrés. Bâtir, planter, apprendre à enseigner la loi, c'est ce qui fait une femme, il est vrai un peu exceptionnelle.
Les villageois de Carboneras n'en sont pas tant que nous déconcertés. Avec la respectueuse familiarité andalouse, n'importe qui vient voir « Madame Domini », pour la saluer de près, lui offrir un gâteau décoré, la corbeille de poissons, ou lui tendre seulement un petit enfant à embrasser. Avec la même simplicité, elle quitte sa Bible ou Cervantès pour emmener d'urgence, dans sa voiture, ceux qui en ont besoin.
Photo © Michèle Brabo |
Les événements du village, commentés par Dominique Aubier, apparaissent liés au destin de l'humanité tout entière. Elle le dit, elle le montre. Il m'a semblé troublant de songer qu'en ce lieu du monde, justement, ont été perdues récemment certaines bombes (ndlr la bombe atomique américaine perdue par un avion de l'Otan, tombée à proximité, à Palomares). Pendant les recherches le petit peuple de Carboneras, comme à son ordinaire, philosophait en jouant aux dominos. « C'est la peur de notre temps que nous avons à vivre, disait-on. Autrefois, nous aurions eu peur de la peste ou de la famine. A chacun sa peur. »
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