Par Dominique Blumenstihl-Roth
Nous avons tous des histoires à raconter…
Le dernier article paru sur le Blog a suscité pas mal de réactions. Certains Lecteurs(trices) se sont exprimés et j'ai publié leur avis. D'autres m'ont appelé, les uns pour me dire leur surprise : pourquoi je raconte une histoire personnelle, qu'a-t-elle à voir avec un enseignement initiatique ? J'ai répondu qu'à mon sens, c'est la vie même qui enseigne le mieux et que ma discussion avec ce jeune homme à capuche valait bien un débat avec tel philosophe dont le haut degré d'abstraction ne résoudrait jamais rien, faute de descendre dans l'arène.
D'autres encore m'ont félicité du fait que je ne me cantonnais pas dans les motifs abstraits de la Connaissance et que je les confrontais au réel.
Nous avons tous des histoires à raconter, du vécu à partager et il est toujours passionnant d'y rechercher la présence des lois initiatiques telles qu'elles s'expriment dans notre réel, aussi bien dans l'actualité personnelle que collective. A chacun ses histoires, à chacun la joie de déceler les archétypes en action dans les scénarios où nous sommes personnages…
Quoi de neuf ces jours-ci ?
— Les bagarres dans les stades de football ;
— La vente des sous-marins australiens coulée ;
— La vraie-fausse bouderie/réconciliation du Président Macron avec le Président Joe Biden ;
— Le volcan en éruption sur l'île de Palma ;
— Le tremblement de terre en Australie ;
— Les élections en Allemagne ;
Etc…
Et plus personnellement (ce qui n'intéressera personne) :
— La poste du village a fermé, remplacée par une agence communale ;
— Le village recrute un médecin (un toubib par pitié, pour 6000 habitants), on lui déroulera le tapis rouge…
— Ma cousine Elena arrive de Rome, elle a promis de me rendre visite ;
— L'écrivain allemand Leif Karpe publie son nouveau roman « Die Göttin » (La Déesse), il s'amuse à insérer dans ses livres un personnage féminin, une critique d'art, qui porte mon nom… (très flatteur) ;
— J'ai retrouvé un album-photo qui contient des photos de mes grands-parents quand ils étaient jeunes ;
— Je poursuis mes recherches sur Don Quichotte, « Dans les pas du Maître » ce sera le titre du premier volume de la série…
Tout cela est-il lié ?
A quoi s'ajoutent vos propres événements centrés autour de vous-même, et à peine les avons-nous notés qu'autre chose surgit, et nous voilà déjà en retard… A moins que non, le temps est avec nous, et tout cela écrit le grand roman de la vie dont l'auteur ne cesse d'écrire à la vitesse d'une pensée qui organise tout le réel… « Et ce réel, comment fait-il pour être le metteur en scène incessant de tous les événements ? Qui donc lui fournit son scénario chaque jour inventif ? » s'interroge Dominique Aubier. Et nous voudrions, par notre petite raison raisonnante, contrôler cette pensée, diriger la réalité dont nous croyons connaître tous les aboutissants ? C'est là une plaisanterie… prévue par l'auteur dont j'imagine qu'il se réserve des plages d'humour. Où est-il, le grand scénariste qui écrit sur le dos de nos existences, et pour qui nous ne serions que des personnages au service d'un projet… cosmique où nous aurions une énorme responsabilité ?
Quelques (bonnes) nouvelles de Don Quichotte
Ce thème de la confrontation entre la vie, les personnages et leur auteur est génialement exploité dans Don Quichotte. Eh oui, encore lui. Cervantès met en scène son héros, et dans le second volume de ses aventures, Don Quichotte rencontre des personnes qui ont lu le premier tome. Rencontre du héros avec ses Lecteurs… dont certains lui font des remontrances. Le plus sévère d'entre eux est Samson Carrasco qui entend non seulement corriger le Quichotte, mais bouleverser toute sa structure mentale. Lecteur du premier tome, grand érudit sachant tout sur tout, il apparaît dès le début du second volume. Scientifique expert en toutes choses, grand espiègle et coquin ayant plus d'un tour dans son sac, il connaît le Quichotte non seulement par le roman qu'il a lu, mais parce qu'il habite le même village que lui. Il le connaît à titre personnel. Et se dit même ami de l'auteur, ami de Cervantès, à qui il a signalé certaines erreurs parcourant son ouvrage. Belle prétention du personnage qui entend expliquer à son auteur comment bien écrire !
Nous aimerions, nous aussi, présenter nos réclamations au grand Auteur de nos existences et lui dire qu'il a commis des erreurs de constructions dans sa création défaillante… A moins qu'elle ne soit parfaite et que la défaillance soit ailleurs?
Que ferions-nous sans l' « aimable » Samson Carrasco qui remarque que l'âne de Sancho a tendance à disparaître en certains endroits, pour resurgir ailleurs, alors qu'il a été volé… Que ferions-nous sans sa haute compétence (celle de Carrasco, pas celle de l'âne) appuyée de sa haute autorité garantie par la très haute université de Salamanque ? Il m'a fait penser à tous ces grands spécialistes qui se bousculent sur les plateaux de télévision ou de radio, qui savent, de science certaine, la vérité et qui posent leurs titres ronflants en caution de leurs opinions.
Samson Carrasco est féroce. De tous les ennemis du Quichotte, il est le plus déterminé. Sous couvert de le secourir — le guérir de sa « folie » —, il use de toutes sortes de subterfuges qui visent à anéantir la liberté quichottienne afin de la réintégrer dans le carcan du socialement acceptable. Il est la science : en cela, il commence par édicter la normalité. Donc par déterminer la folie du Quichotte en des termes médicaux. Il met au point une thérapie. Il prononce la supériorité de son propre savoir qu'il érige face au Quichotte : à deux reprises il défiera le héros. Et pour prétendre à ce droit, il n'hésite pas à se faire passer pour chevalier, ce qu'il n'est pas. Carrasco est un imposteur, faux chevalier, mais vrai diplômé. Usurpateur, mais détenteur de l'autorité que lui confère son titre. Scientifique pur jus.
L'inquiétant Samson Carrasco
Samson Carrasco considère Don Quichotte comme un défaillant mental. Il administre son diagnostic du haut d'une tribune autoritaire qu'il affiche avec grandiloquence : « ne nous mettez pas à disputer avec moi, puisque vous savez que je suis bachelier par l'université de Salamanque ». Qui pourrait le contester en ce chapitre 7 vol. II, quand il prescrit en grande pompe une ordonnance pseudo-médicale à la gouvernante ? Pour couper court à toute contestation, il affirme, tranchant : « Je sais ce que je dis ». Il n'ose cependant, comme le Quichotte, dire « je sais qui je suis », car s'il fallait réellement avouer qui il est, il s'avérerait qu'il est un imposteur.
Il suffit, ordonne-t-il à la gouvernante, qu'elle récite une oraison à Sainte Apolline pour guérir le mal de tête dont souffre le Quichotte. En d'autres temps, il aurait prescrit quelques séances d'électrochocs avec tout autant d'assurance… A ceci près que l'oraison est moins nocive que la thérapie électrique qui, encore aujourd'hui, trouve ses adeptes.
Etrange Carrasco, qui prétend, la main sur le cœur, guérir le trouble du Quichotte. Il ne doute pas de sa propre santé mentale. Car enfin ne se comporte-t-il pas de manière bizarre pour quelqu'un qui prétend avoir la tête sur ses épaules ? Afin de rétablir le Quichotte dans la rectitude des catégories dites « raisonnables », il revêt, à deux reprises, un déguisement de chevalier. Il fait, mais en fraude, exactement ce qu'il reproche au Quichotte. Il se fait ainsi passer, mais sans être adoubé, pour Chevalier des Miroirs puis Chevalier de la Blanche Lune ; dissimule son identité là où Don Quichotte ne cesse d'affirmer ouvertement la sienne. Carrasco aurait-il des troubles de la personnalité au point de se grimer, défier le Quichotte en combat singulier ?
Il prétend le guérir de la folie en entrant à son tour dans la folie. Lequel des deux est le plus fou ? Carrasco creuse son obsession en négation des affirmations quichottiennes et adopte une stratégie — il se prend au sérieux — où il entre dans la folie de son « patient » en espérant l'en tirer. Sa thérapie (thérapie de conversion) n'est pas sans risque et il s'en apercevra rapidement. Accusant le Quichotte de fou, il lui reproche des vertus que lui-même n'a pas, celle de la bonté, de l'éthique, de la morale. Celle de la clairvoyance prophétique et du courage d'être. L'histoire de Samson Carrasco pourrait à coup sûr figurer en bonne place dans un ouvrage du docteur Oliver Sacks qui s'est fait une spécialité de raconter, sous forme d'émouvantes nouvelles, les pathologies qu'il a côtoyées et soignées tout au long de sa carrière.
La stratégie du « scientifique » est remarquable : pour ramener le Quichotte au bercail de la pensée conventionnelle, il imagine un stratagème compliqué où lui-même, Carrasco, déguisé en chevalier, parviendrait à vaincre le Quichotte et exiger de lui qu'il renonce à ses projets. Le chevalier des Miroirs (Carrasco déguisé) affirme qu'il a juré obéissance à sa dame, « ma destinée ou mon choix… pour mieux dire, m'a enflammé pour la sans pareille Cassildée de Vandalie… » Oui, Carrasco a choisi le vandalisme, et il l'appelle sans pareille, « parce qu'elle n'en a point, ni pour la grandeur de la taille ni par la perfection de la beauté… » Nous ne doutons pas de la grandeur de la science, qui a ordonné à son chevalier de parcourir tout le royaume et d'obtenir la rédition de tous les chevaliers… La science ne fait pas autrement qu'ériger son dogme, j'allais dire son culte en tout lieu, réfutant tout autre mode de penser que celui du linéarisme.
Cependant, Carrasco ne parvient pas à défaire le Quichotte et la situation se retourne. Tel est pris qui croyait prendre et c'est l'étudiant grimé en faux qui subit la défaite. Il s'en faut de peu qu'il ne soit tué par le Quichotte qui fort heureusement reconnaît in extremis le visage de Samson… Le vaincu doit tenir sa promesse, il doit faire allégeance à Dulcinée du Toboso, se rendre au près d'elle de la part du Quichotte et se mettre à sa disposition. Toutes choses que Carrasco ne respectera pas. Et pour cause : il n'est pas chevalier, aucune prescription chevaleresque n'a d'effet sur lui. Il n'empêche : il a été vaincu, et il doit, sous la menace de l'épée, reconnaître la suprématie de Dulcinée, autrement dit, de la Chékhina, la grâce de la Connaissance. Un coup dur pour la Science. Non, ce n'est pas pas Cassildée de Vandalie qui l'emporte, mais Dulcinée du Toboso.
Victoire pour Don Quichotte…
Redoublement oblige, Carrasco revient à la charge. Il n'allait pas renoncer si facilement. Cette fois, il ne s'agit plus de « soigner » le Quichotte, mais de venger de la défaite. Il réitère sa scélératesse, et sous un nouveau masque, monté sur un énorme cheval, (aussi énorme que le faux nez de son premier écuyer), se dénommant cette fois « Chevalier de la Blanche Lune », il défie à nouveau le Quichotte, sur la plage de Barcelone. La science ne renonce jamais, nous le savions. Elle y met les moyens. Elle entend remporter une victoire totale, imposer sa pensée unique, procédant de la démarche dite « objective » et « rationnelle ». Le réel se laisse-t-il tordre selon ces motifs ?
Le combat est déloyal. Tout était faux, du côté du chevalier des Miroirs. Tout est encore plus faux quand le même Carrasco revêt l'armure du Chevalier de la Blanche Lune. Abattant une puissance démesurée, le tricheur parvient à faire chuter le Quichotte. Tragique défaite. Eprouvant chapitre que l'on a de la peine à lire, et que l'on relit pourtant, comme si nous pouvions, à force de lecture, changer le cours de l'aventure. Le Quichotte tombe de cheval, il est vaincu. Le Lecteur ne peut s'empêcher de ressentir l'insupportable de la situation. Ce n'est pas possible. Le Quichotte ne peut pas être vaincu… La scène est dramatique… Lecteur tombe, lui aussi, de son cheval. Tant de belles aventures se termineraient ainsi, dans le sable ? Mais le Quichotte, bien que désarmé, jeté à terre, blessé, ne renonce pas. Plutôt que renoncer à son amour pour Dulcinée, il préfère mourir sous l'épée de Carrasco. N'avait-il pas écrit « Hasta la muerte », dans sa magnifique lettre adressée à Dulcinée ?
Soudain tout se retourne. Au chapitre 65, le Chevalier de la Blanche Lune, quoique vainqueur, se heurte à la ferme résolution du Quichotte qui refuse de renier Dulcinée. Et tout bascule. Contre toute attente, Carrasco s'écrie, tout exalté : « Vive, vive en sa plénitude la renommée de Mme Dulcinée du Toboso ! Je ne veux qu'une chose, c'est que le grand Don Quichotte se retire dans son village une année, ou le temps que je lui prescrirai, ainsi que nous en sommes convenus avant d'en venir aux mains… »
L'adversaire mortel du Quichotte finit donc par reconnaître la suprématie de Dulcinée, la Chékhina. Dès lors, où est la défaite du Quichotte quand l'ennemi lui-même proclame la supériorité de la maîtresse quichottienne ? La victoire de Carrasco n'est que formelle. Grand confort pour les apparences, laissons-lui l'illusion d'avoir gagné. Le Quichotte a bien fait de céder à la violence de l'attaque. Qu'allait-il se débattre contre des forces gigantesques, qui de toute manière n'auraient jamais dû entrer en lice contre lui : n'étant pas chevalier véritable, le duel en devenait illégal, de sorte que jamais Samson Carrasco ne pourra prétendre à une réelle victoire. S'il incarne la démarche scientifique, son esprit de recherche — sa violence aussi —, nous lui concédons ce à quoi sa vanité ne peut renoncer : son besoin de gloire, d'honneur, de prestige. Nous ne lutterons pas contre cette puissance montée sur un cheval d'orgueil.
Mais nous retiendrons l'aveu, lâché cette fois sans qu'aucune menace ne s'exerce sur lui, nous retiendrons sa déclaration aussi étonnante qu'enthousiaste : « Vive, vive en sa plénitude la renommée de Mme Dulcinée du Toboso ! » Nous prenons note de cette surprenante « conversion » qui établit la priorité et la prééminence de Dulcinée. Elle est dûment notifiée, noir sur blanc, dans l'ouvrage de Cervantès, au chapitre 65 : une prophétie, prononcée par l'adversaire du Quichotte, et qui ne manquera pas de se réaliser.
Livres :
— Don Quichotte le prodigieux secours
Films :
El secreto de Don Quijote (en espagnol et anglais)