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vendredi 15 octobre 2021

Que fais-tu de la parcelle de chance qu'il t'a donnée ? Par Dominique Aubier.

Voici un texte original de Dominique Aubier. Auteure de La Face cachée du Cerveau. Un témoignage passionnant qui permet de repenser l'éducation des enfants avec les critères initiatiques…
 
Que fais-tu de la parcelle de chance qu'il t'a donnée ?
Par Dominique Aubier


Il y a une dizaine d'années ma petite fille qui était une excellente élève revenait régulièrement de l'école en pleurant. Impossible de savoir ce qui la rendait triste. Elle avait des bons points. Aucun camarade ne lui faisait des crocs-en-jambe. Sa maîtresse l'aimait. Ses huit ans adoraient quitter la maison le matin avec cartable et crayons de couleur, et un pain au chocolat tout chaud dans la poche. Mais en fin d'après-midi, elle revenait avec un mouchoir trempé de larmes et des sanglots lui tordaient la bouche. Ses parents l'ont inscrite dans un autre établissement. Le changement n'a pas essuyé ses pleurs. Elle a appris à dissimuler son gros cœur et s'est lentement persuadée qu'elle avait tort d'être elle-même. 

Je m'en suis rendu compte avec effroi alors qu'elle avait quinze ans. Elle avait un devoir à faire pendant les vacances de Pâques : visiter une cathédrale et décrire ce qu'elle avait vu. Nous l'avons emmenée à Chartres et revenue à la maison, équipée de toute une documentation touristique, elle s'est mise à son travail de rédaction. Je lui conseille de raconter son aventure car elle a rencontré un mendiant qui siégeait au centre du labyrinthe au prétexte que cela lui portait bonheur. Il n'a pas voulu de son aumône, disant que la chance du jour était pour elle. Cette conversation l'avait électrisée. D'un commun accord, Dominique Roth et moi avons pensé que ce serait un excellent élément de récit et nous lui avons conseillé de se souvenir de tout ce qu'elle avait senti, vu et entendu et de le verser mimétiquement dans un récit verbal des plus sincères. Ce n'était pas possible. Si elle nous écoutait, elle aurait un zéro. Son professeur se moquerait d'elle. Il fallait qu'elle décrive ce qu'elle avait vu comme si elle n'était pas celle qui avait regardé. Évoquer la nef et ses colonnades, l'autel et ses vitraux comme si une vapeur abstraite les avait observés de haut. Le mendiant n'avait rien à faire dans cette épure. Il n'existait pas. 

— Que fais-tu de la parcelle de chance qu'il t'a donnée ? lui ai-je demandé.


Elle a été interloquée parce qu'elle avait réellement cru à ce cadeau. Mais l'idée qu'elle se faisait de la règle scolaire lui interdisait d'en parler. La consigne était cruellement présente dans son esprit. Le fait que je sois un écrivain rompue aux flexibilités de l'expression, loin de lui inspirer confiance, motivait de telles réticences que j'ai soupçonné l'existence autour d'elle, au lycée probablement, d'innombrables jugements ayant spécifié avec autorité des opinions hostiles à la manifestation personnelle. C'était si net que je suis entrée dans le débat. Je me suis rendue compte que la neutralisation de soi était d'une grande force pédagogique dans notre culture. Cette attitude réductrice s'exerçait sur ma petite fille depuis des années, dans un assez intense incognito philosophique. Toute une génération d'écoliers en a supporté l'empreinte sans pouvoir s'en défendre. Je me suis expliqué ainsi que des échanges à n'en plus finir aient été nécessaires pour ébranler sa résistance. Le sentiment de soi était une honte au regard d'une charte conventionnelle qui le proscrivait de plein droit. Il a fallu se mettre en colère pour qu'elle accepte de témoigner à la première personne du singulier dans sa rédaction. Les trois ou quatre « je » qu'elle s'est autorisée ne l'ont pas empêché d'obtenir une excellente note. Mais elle a gardé longtemps vivace dans son registre psychique une tendance à croire honorable la neutralisation de l'appétence à être soi. 

 

La rationalité prône le retrait des acidités humorales qui salissent l'intellect, détrempées au boueux du vécu. C'est le bât qui blesse dans l'enseignement de la pensée unique. Sa philosophie annule ce qui est irrépressible dans le fait d'exister et de vivre comme on est, logé dans un corps, une historicité, une psyché, un sort. La science actuelle est rebelle à toute directive doctrinale et veut atteindre la réalité des choses par sa méthode et ses moyens. Aucune disposition étrangère à son statut ne peut ni ne doit l'influencer. Elle élimine jusqu'au partisanat de base qu'est le fait de croire à soi, de s'écouter pour faire ses choix et prendre ses décisions. C'est évidemment une exigence fallacieuse qui ne peut pas se pratiquer à cent pour cent mais le fait de la célébrer compense le pourcentage qui l'écorne dans la réalité des comportements. On ne peut pas feindre d'être. On est ce que l'on est. C'est vrai même pour les tricheurs et les menteurs. Ne pas admettre la singularité individuelle ne constitue pas un isolat. L'effacement total de la personnalité est une illusion ridiculement irréaliste. Quand le scientifique prétend se comporter comme s'il n'avait pas d'âme, pas de psyché, pas d'humeur, pas de dramatisation ni de conditionnement d'aucun ordre, lucidité expurgée de toute détermination physique et corporelle, il s'invente une réalité qui n'est pas la sienne. Il s'érige en défenseur d'un mensonge. Un mensonge qui devient une prise de parti qui agit au degré secondaire où elle est une croyance.

 

C'est tout le contraire pour un être de Connaissance. Une inéluctable compromission lui est assignée en dotation fondamentale : le fait qu'il soit ce corps-là, à cet endroit-là de la vie et du temps, avec ses chimies physiques et mentales, son registre de souvenirs et de perceptions, ses caprices, sa chaîne d'événements attachée à son nom. Pour la connaissance, tout est informationnel dans la substance physiologique et sensible de l'être. Il n'y a rien de fautif ou de condamnable dans ce qu'il éprouve. Tout est précieux, éloquent, conducteur de pensée, même ses mythomanies, voire ses mensonges. Rien n'est trompeur dans ce qu'il est. Les moindres froissements d'âme sont des valeurs à considérer même s'ils ne sont pas utiles tout de suite. Il y aura toujours un moment et une occasion où ils prendront feu. Permettre leur déploiement au service de l'intelligence de soi et du monde, c'est la grande politique de l'initié. « Je » n'est pas un autre et surtout pas un malandrin à détenir dans la prison d'un rationalisme neutralisant. Ai-je été frappée de voir cette problématique se refléter dans la pédagogie ! 

Un effet de la ville ? Pas seulement. 

J'habite à la campagne, dans un village de Normandie. La banquière qui s'occupe de mes affaires se donne la peine de venir à la maison rendre compte de ses gestions. Elle est d'une ponctualité d'horloge. Et voilà qu'un jour elle se fait attendre. Plus d'une heure. Sans s'excuser. Elle arrive très émue. Je me moque d'elle. Je suis suffisamment casanière pour qu'elle soit certaine de ne m'avoir pas dérangée. Seulement étonnée. Son fils refusait d'aller à l'école. Il sanglotait, ne voulant rien apprendre, une comédie quotidienne. Elle en est désemparée. Chaque jour, il revient de son cours moyen en hurlant. Elle a dû le consoler puis l'emmener à l'école et prier la maîtresse de lui pardonner son retard, ce qui expliquait que, par contrecoup, elle m'ait faite attendre. Je me souviens avoir dit : « C'est l'enseignement qui les blesse. » Par son contenu, sa forme et le timbre impératif de son humeur cognitive. À sept - huit ans, un enfant prend note de son corps. Plus il est doué pour ressentir les caresses de l'air sur sa peau moins il se retrouve dans l'ensachement des choses du savoir qu'il doit ingurgiter. Son cerveau souffre de ne pas recevoir la manne dont il a besoin. Les livres scolaires sont de plus en plus glacés, leur langage hygiénisé répudiant la charnalité à propos de n'importe quel sujet si bien qu'à les fréquenter trop assidûment le contact avec la vérité des choses s'altère.

La cohérence de la doctrine du Sacré s'enracine dans la carte à trous de l'événementialité, celle qui est à chacun nous personnelle et celle qui nous est commune, collective. La puissance de voir, de comprendre d'un initié dépend du pivot qu'il enfonce profondément dans la substance privative de son être, jusqu'à toucher celle qui est le bien de tous. Ces données d'essence privée doivent être exposées à ciel ouvert, parce qu'elles ouvrent sur le Ciel. Leur émission publique en fait des éclats holographiques du Tout. Ce qui est dit ainsi participe à la condensation du support général. La pensée cosmique en est éclaircie. Sa révélation gagne en puissance. C'est le rôle des moyens intimistes que la rendre perceptible quand ils sont exprimés. Leur substance concrètement déposée augmente l'épaisseur matérielle du réel. Leur pointillisme s'avère d'une immense utilité puisqu'il aide à voir ce qui est trop vaste et trop haut pour être regardé. Intercession d'un pragmatisme évident. Donnant vue sur le général, il permet au particulier de s'ajuster à son projet. Un être de connaissance se fie en permanence à cette disposition : il ne crache pas un jet de salive sans se demander pourquoi il en a eu le désir. Et s'il ne le sait pas, il enquête…


(Ce passage est extrait du livre Alzheimer, étiologie établie d'urgence)
 

 

3 commentaires:

Rose a dit…

Texte sublime , lumineux ; à adhésion immédiate , à l'instar de ce passage :
""Plus il est doué pour ressentir les caresses de l'air sur sa peau moins il se retrouve dans l'ensachement des choses du savoir qu'il doit ingurgiter. Son cerveau souffre de ne pas recevoir la manne dont il a besoin.""
Oh oui comme cela sonne juste et ré-sonne en tout mon être .
""" Je sors dehors ,
avec mon corps ,
le vent d'accord ,
le vent me mord ;
par tous les pores ,
la vie j'adore ."""
Une comptine pour enfant qui "s'enracine dans la carte à trous de l'événementialité, celle qui est à chacun nous personnelle et celle qui nous est commune, collective. ".
Merci Dominique pour ce beau texte .
Un mendiant au centre du labyrinthe de la cathédrale de Chartres est au centre du tout , ne mendie plus et fait le bonheur d'une petite fille qui trouve dans son entourage familial les "oreilles" qui entendent .

François-Marie Michaut a dit…

Belle illustration du comment un système scolaire peut, hélas, contribuer à ce qu'un enfant renonce à lui-même pour se contraindre à être le premier de la classe.
La chasse au bon élève, ou fais tout pour ressembler au mieux au prof et à sa façon de comprendre le monde.
On n'en parle pas assez, les yeux fixés sur le carnet de notes et les mentions...
Retour sur le combat du Bachelier et de Don Quichotte, non ?

François-Marie Michaut a dit…

Les vieux souvenirs remontent avec cet extrait de livre de DA.
En particulier cette interdiction d'oser écrire je dans une composition française ou une dissertation...
Le moi est haïssable de Blaise Pascal, certainement mal compris, a laissé quelques traces, non ?
Que ce soit DBR ou DA dans ses écrits et films, le je est très abondant. Jusqu'à parfois agacer certains esprits (trop?) chatouilleux.