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vendredi 26 novembre 2021

Créer la Charte des Cœurs-Unis… avec Don Quichotte

Par Dominique Blumenstihl-Roth ©

1. La France est en indigence nutritionnelle
Le nombre de pauvres augmente, ce n'est pas vrai disent les statistiques. Cependant, même si leur nombre reste stable, est-ce une réussite ? La pauvreté matérielle se mesure selon des critères économiques, le revenu, les indices du coût de la vie etc., mais il existe d'autres forme de misère, je parle de l'indigence culturelle qui augmente à vue d'œil ainsi que l'épaisseur de la vulgarité qui se consolide… parmi les prétendues élites qui ne parlent que de « croissance » : s'imaginer que l'on puisse croître toujours plus, au mépris de la loi naturelle de l'arrêt évolutif marqué sur le secteur « hyponeurien » est en effet une grave erreur, j'allais dire une vulgarité issu de l'ignorance, à moins qu'il ne s'agisse d'une obstination décidée en vue d'un enfoncement dans la voie du non-retour.
L'empire du « faire » marque son territoire, avec le projet civilisationnel qu'il impose au travers de ses options productivistes : travailler plus, travailler plus longtemps, gagner plus, « faire plus », tout faire pour « sauver le système ». La réalité se courbe-t-elle à cette conception de l'existence ? L'ignorance de la réalité, de son Code, s'abrite sous un langage hyper-technique d'experts qui croient en la continuité linéaire du déjà-existant. Une illusion fondée sur une logique de la perpétuation du même. Le comique Buster Keaton a mis en scène cette situation : visage impassible, très sérieux, tout à son affaire, il conduit une locomotive dont les rails s'enfoncent dans la mer. Il voit s'approcher l'océan, il sait que la voie ferrée conduit droit dans les abysses, mais il continue avec passion d'enfourner du charbon dans la chaufferie de la locomotive. S'engouffre-t-il dans la mer, avec sa machine, qu'un gros plan sur son visage le montre passionnément actif, la pelle à la main, car il s'agit pour lui de ne jamais s'arrêter, de conduire le train au-delà de l'absurde. Nous en sommes là : à nous persuader que la limite du réel recule et qu'il nous est permis de persister à « faire comme si de rien n'était ».

L'Alphabet hébreu nous enseigne que l'évolution du côté quantitatif est bloquée en Tzadé final (valeur 900). Qu'aucune extension d'espace ne lui est concédée. La température de la chaudière atteint son maximum entropique au-delà de laquelle elle explose. Les sciences l'ont observé et décrit au travers des travaux d'Ilya Prigogine et ses « structures dissipatives ». L'Alphabet hébreu est plus précis : il signale l'arrêt du chaos et la stratégie de survie. Dans le texte de Genèse, l'arrêt est représenté par l'apparition symbolique de l'animal qui en est le porteur allégorique, le Serpent Nahasch. Lorsque le Serpent paraît, le changement de cap s'impose. La cessation du « faire » devient une obligation, car l'énergie évolutive opère un transfert vers la branche évolutive d'En Face où il existe encore quatre étapes de progression, uniquement qualitatives.
On se reportera à La Face cachée du Cerveau pour en connaître le processus. Ce livre constitue le viatique indispensable à toute politique, à tout projet de développement réaliste.

2. Les fausses notions de « croissance » et de « décroissance »
J'ai appris que certains réfugiés — illégaux, clandestins, je ne sais comment les nommer — tentent de traverser la Manche sur des matelas pneumatiques qu'ils propulsent de leurs bras afin de gagner les rives de leur El Dorado imaginaire. Ils sont entraînés au large par le courant très puissant à cet endroit. Ils connaissent le risque, ils savent que leur acte est insensé. Ils espèrent le miracle. Il se pourrait que nous soyons dans la même situation, assis sur un de ces matelas gonflés au gaz des illusions économiques, engagés dans une quête de bonheur fait de fausses croyances. Travailler plus, gagner plus, avoir plus… Ramer plus fort… Noble projet qui serait sanctifié s'il devait conduire à plus de liberté. Une liberté qui se dégagerait afin que nous puissions nous instruire, apprendre. Au lieu de cela, la plus-value de travail va à l'augmentation de la consommation, au grossissement du mastodonte qui espère, exige de s'enfler encore. Connaît-il sa limite ? Elle se situe à l'endroit précis du Tzadé final. C'est là que s'impose la cessation de toute forme de croissance.

Il n'y a pas non plus de « décroissance » — ce qui reviendrait à revenir en arrière du Tzadé 900 vers des formes antérieures et toujours situées sur la même branche évolutive. La notion de « décroissance » est conceptuellement une hérésie en ce qu'elle imagine que la solution pour sauver le secteur hyponeurien consiste à le préserver en reculant sur une ligne de front moins exposée au barrage qui se dresse sur l'avant. Naïveté et méconnaissance des lois évolutives que cette théorie de la « décroissance » que l'on opposerait à la « croissance », car l'énergie évolutive ne régresse jamais (sauf lors de l'épisode sporadique du retour archigénique), les espèces disparues ne reviennent pas, le « bon vieux temps » ne revient pas. La thèse de la « décroissance » voudrait que soient réduites les productivités… pour mieux les garder sur la même modélisation. Empêcher l'ex-croissance et donc décroître, afin de maintenir le « système » dans une limite acceptable, c'est encore et toujours sauver le « système ». Les théoriciens de la « décroissance » ne font qu'ajouter une option visant à la continuité de la dynamique hyponeurienne.
Je les invite à voir de près comment fonctionne l'empire de l'hyponeurien, et pour cela, d'étudier la fourmilière. Le monde des insectes sociaux offre en effet l'image exacte de la société hyponeurienne.

La vie des fourmis est passionnante. Ce sont des hyponeuriens naturels, car leur système nerveux se situe en-dessous des mandibules et ils disposent d'un exo-squelette sous la forme d'une carapace de kératine. Il existe de nombreux ouvrages qui en décrivent l'organisation : l'individu n'y a aucune importance, il n'est qu'une force de travail au service de l'entité collective qui fonctionne comme un système en soi. Productivité, organisation automatisée, en croissance continue… jusqu'à un certain stade. Une fourmilière se développe selon un schéma stable, en croissance jusqu'à un certain point, à l'intérieur d'un cycle qui connaît sa fin. Il survient toujours, en été, un moment de maximalisation qui bouleverse totalement le fonctionnement. Est-ce l'influence de la lumière, de la température ? Les facteurs extérieurs favorisent-il ou déclenchent-ils les phénomènes ? Il s'agit plutôt d'une loi évolutive incontournable — archétypale — qui met le processus en route : la fourmilière soudain développe non pas une sur-croissance ou une « décroissance » pour se survivre, mais produit des individus ailés qui fuient le nid et reconstruisent, plus loin, une nouvelle niche. Il y a cessation de croissance. Apparition d'une mutation d'individus ailés. Envol. Fuite. Ce phénomène d'exode est observable chez les abeilles. Tous les apiculteurs surveillent l'état de leurs ruches dont ils savent qu'à un moment, sur un ordre systémique venu de la structure que forme la ruche vivante, une migration d'abeilles s'organise autour d'une nouvelle reine en devenir. Il n'y a ni « croissance infinie » ni « décroissance », mais exode. Quête d'un nouveau lieu. Refondation d'une colonie.
Il ne s'agit certes pas d'imiter le mode de vie des abeilles, car l'humain n'appartient pas à la catégorie des hyponeuriens, mais de prendre note de la loi naturelle qui impose sa règle sur toutes les espèces vivantes : la « non-croissance continue » est une loi du vivant, contre laquelle les trépignements des économistes ne pourront rien. De même la « décroissance » est une fiction, une innocence — ou une supercherie inventée par ceux-là même qui voudraient la perpétuation de l'étant.

3. Nous sommes des réfugiés de l'esprit
Nous sommes des exilés ne trouvant plus de territoire où poser leur être. La France est « occupée », non par des immigrés désespérés que l'on nous présente comme un danger, mais par une idéologie du « faire » conçue par des absolutistes aux idées vissées dans la matière : qu'ils soient de droite ou de gauche dans l'échiquier politique, ils ne représentent que des modulations du même système hyponeurien selon des modes d'application différents de l'emprise matérielle.
Où aller ? Où fuir ? Partir sur la lune où se reconstruirait une humanité fomentant les mêmes concepts ?
Il n'y a pas d'autre lieu. C'est ici-même que tout se passe. C'est ici que doit s'opérer le « changement de paradigme ». Remplacement d'un style de pensée par un autre. Non pas accommodement avec ce qui prévaut jusqu'alors sous prétexte qu' « on ne peut pas faire autrement » ou que le « bon sens » l'exigerait : le « bon sens » n'est que l'affirmation d'une idée toute faite tirée de ce que l'on estime être une évidence mais qui n'est qu'une opinion… non démontrée. Il faut changer de logiciel, dirons-nous en terme d'informatique, à cela près que nous n'avons pas à l'inventer, mais simplement à prendre connaissance du logiciel qui gouverne la réalité. Quelles sont les lois du réel ? Quel en est le code ?
Nous voulons « sauver la planète ». Les experts préconisent de limiter le réchauffement climatique, de grands congrès internationaux d'année en année alertent les populations, qui cependant ne réfléchissent qu'en termes de « faire » et ne posent pas, en thèse initiale des discussions, la question fondamentale de l'identité de notre terre. Sur quelle planète vivons-nous ? Qu'est ce que l'humain ? Quelle est sa vocation, son sens ? Que faisons-nous ici ? Tous ces débats de techniciens finissent par des compromis de faisabilité, moins de charbon, plus de renouvelable… tandis que la vraie question de la destinée humaine est écartée. Les « coop26, 27, 28 » se suivent, précisément afin que le système se perpétue, s'arrange avec lui-même de sorte que l'hyponeurien — qui organise ces réunions — se survive « quoi qu'il en coûte » et continue de présider. L'ONU est devenue l'organisme officiel de cette bonne conscience que l'hyponeurien se donne à lui-même, à la fois moraliste et vertueux promettant de tout faire pour améliorer le sort du monde à condition que toute référence sacrée soit bannie du débat.

4. Un peu d'humour
Les extravagances de la pensée hyponeurienne, linéaire, dite « raisonnable », sont la source de nombreux comiques. Je suggère de regarder quelques films de Stan Laurel et Oliver Hardy. Dans un court métrage, on les voit effectuer la livraison d'un piano dans une rue en pente de San Francisco. Ils optent pour la solution la plus évidente à leurs yeux, le bon sens même, qui consiste monter le lourd instrument par un interminable escalier jusqu'à la maison où il doit être déposé. Tout en componction et gravité, sûr de lui, Oliver Hardy incarne à merveille le sérieux de la technicité absurde tandis que Stan Laurel, devant le caractère irréaliste de la tâche, s'enfonce dans un état de panique désarmant. Tout le film montre leur ingéniosité saugrenue, constamment mise en échec pour gravir la colline : l'hyponeurien attaque toujours par l'extérieur, par le plus compliqué, de manière obstinée, s'enfonce dans l'échec croyant le résorber, ne renonce jamais, envisage des améliorations, mais toujours à l'intérieur du même, ne conçoit pas qu'il existe une autre méthode que la sienne, refuse toute alternative, suscite des disputes internes entre les partenaires mais dont aucun ne s'imagine qu'ils sont collectivement dans l'erreur. Ce film est hilarant, surtout quand on pense qu'il décrit l'état de notre civilisation qui voudrait monter tout en haut le noble instrument de la vérité au moyen d'une méthode aussi absurde qu'inefficace, tandis qu'il existait une voie aisée et directe — la Connaissance — qui accédait à la maison. En effet, parvenus au sommet de la colline, exténués, les deux complices s'aperçoivent qu'ils auraient pu tout simplement suivre la route montante qui conduisait droit devant le portail de maison où le piano — métaphore du Code sur lequel pianoter — devait être livré. La prise de conscience survient… à la toute dernière image du film. Le clash entre l'immensité des efforts inutiles déployés et la simplicité de la bonne solution (manquée) déclenche le rire… Reste à espérer que nous ne serons pas aussi absurdes que nos héros.

5. Le saut quantique vers l'épineurien
« Le vrai changement se situe dans la sphère de l'esprit ». Ces sont là les paroles de l'écrivain Vaclav Havel, président de la République de Tchécoslovaquie, qui avait compris, à la lecture de La Face cachée du Cerveau qu'un de nos amis lui avait personnellement remis, que le changement civilisationnel ne pouvait se concevoir sans le paradigme d'une actualisation de la Connaissance.
Le vrai changement consisterait à retourner la polarité dominante, inverser le sens de rotation des intelligibilités du monde. Opérer un « saut quantique » afin que se réalise non pas la « transition écologique » mais la « mutation spirituelle ». Faire en sorte que l'électron de notre modélisation actuelle du monde, jusque là rivée sur l'orbite de la continuité linéaire saute sur une orbite toute différente ou qu'elle change de noyau autour duquel effectuer sa rotation. Il s'agit d'opter pour la polarisation « épineurienne » (cf La Synthèse des Sciences). Entre d'autres termes, être enfin humains. Répondre à une définition de l'humanité qui intègre sa dimension spirituelle. Cette dimension implique l'idée de responsabilité face à la Création… idée qui rebute, déplaît, contrarie, en raison d'une mauvaise compréhension du rôle des religions.
Elles sont des cristallisations anciennes et locales d'une compréhension symboliste du monde, alors que la Connaissance actualisée s'appuie sur une libération de ces symboles, une mise au clair des lois archétypales gouvernant le réel, mise en corrélation avec les sciences. Le nouveau paradigme issu de cette rencontre entre Connaissance actualisée et sciences est pleinement explicité dans l'ouvrage La Face cachée du Cerveau, dont on regrette que l'UNESCO — ce serait la mission — n'intègre pas la mise au clair. Mais à y bien réfléchir, ce dédain est compréhensible, car cet organisme (comme Oliver Hardy avec son piano) défend son point de vue unique, étant lui-même issu du secteur hyponeurien dont il soutient l'éminence ; il ne saurait permettre d'intrusion de l'élément perturbateur qui en ferait exploser la confortable innocuité.

Il manque à ces honorables institutions, aux politiques et à leurs programmes de donner une bonne définition de l'humain. Qu'est-ce que : être humain ? C'est opter pour l'énergie évolutive (Yod) ; s'impliquer dans le projet selon que le conçoit le système du vivant (Schin) ; activer son cerveau (Rosch) pour en connaître les lois ; se lier à l'Absolu (Alef) qui en est l'instigateur ; travailler à mieux comprendre cette organisation du vivant et l'enseigner (Lamed). Partant de cette définition, il sera possible de refonder la charte des Nations-Unies, en la transformant en une charte des Cœurs-Unis. Il est possible de construire une civilisation où le critère éthique l'emportera, critère édifié selon la pensée épineurienne qui a le privilège, au cours de l'Evolution, d'avoir développé la conscience. Pourquoi ne pas s'en servir ?


Lecture :

La Face cachée du Cerveau
La Synthèse des Sciences

Les Cœurs-Unis, avec vous.

samedi 13 novembre 2021

Lecture initiatique de l'intégrisme islamique. Le rôle d'Agar, mère d'Ismaël.

Par Dominique Blumenstihl-Roth

Face à l'intégrisme, comment réagit l'islam ?
Quel islam ? L'intransigeant, le modéré ? Le terme « modéré » est-il approprié ? Il présuppose qu'il existerait une modération moyenne entre des extrêmes et donc l'existence d'une autorité qui encadrerait cette « modération », la rendant acceptable dans le cadre de la laïcité. Une autorité — organisme représentatif — qui prendrait également en charge de produire la grande exégèse coranique surplombant le point de vue des intégristes. Or à ce jour, elle n'a pas été produite et l'indigence des intellectuels dans ce domaine suscite un manque essentiel laissant, par cette absence, toute puissance aux factions du littéralisme.

« Sa main sera contre tous… » écrit Genèse XVI. Présage, prophétie ? Ce verset annonce-t-il l'islam conquérant dont l'Histoire a témoigné ? Ce verset traite-t-il d'une adversité inéluctable ? Ces paroles émanaient de l'ange qui apparut à Agar, alors qu'elle venait d'être rejetée par Abraham. Sont-ils irrévocables, ces mots qui semblent promettre l'affrontement ?
 
L'ange qui s'exprime est mandaté par un Dieu de Parole et de Dialogue. Un dialogue qu'il cherche avec l'homme, depuis le début. Certes Adam ne parle guère et ses fils ont la parole rare. Jamais on n'entend la voix d'Abel, quant à Caïn, c'est toujours dans l'alibi spécieux qu'il se réfugie. D'échange véritable, aucun. Abraham seul entreprend la discussion. Voire la négociation. Qu'en est-il d'Agar quand elle rencontre l'ange ? Elle entend, écoute, accepte. Elle répond aux questions posées mais n'en pose aucune. Agar n'a pas le réflexe de demander à l'ange : « Mais pourquoi dis-tu cela ? » Pourquoi vouer sa descendance à l'opposition ? Et quelles seraient les modalités de ce « contre » ? Un « contre » de lutte ? Cela pourrait tout aussi bien s'entendre comme un « contre » de soutien, un appui, un contrefort adossé au mur principal de l'édifice.
La prophétie de l'ange a-t-elle été comprise en terme de conflit et interprétée par Agar et Ismaël (bien qu'il ne fut pas encore né) comme une injonction de contrainte ? Ismaël s'est-il obligé de se positionner « contre » en relation d'altérité violente alors que les paroles pouvaient aussi bien s'entendre en terme d'alliance partenariale et d'adossement, fraternellement positif à la voie d'Isaac, en apport d'union et d'ajustement selon une symétrie où chacun tient son rôle ?

L'islam actuel se dresse-t-il « contre tous  » ? Veut-il affirmer sa conviction d'être sans partenaire (d'où le mythe de l'androgynie qu'Henry Corbin a défendu dans une défaillante compréhension de la dualité structurelle) ? Il s'agissait tout au contraire, pour l'islam, et cela depuis le jour où l'ange apparut à Agar, d'appuyer la leçon hébraïque et la verser pédagogiquement non par le glaive de la conquête sanglante mais par la démonstration sur des arguments initiatiques. Le soufisme de Mansûr Al Hallaj (Iran, Xè siècle) a tenté cette percée. Elle fut anéantie par les intégristes de l'époque, qui ne se différenciaient en rien de la sauvagerie de ceux de notre temps. Reprise par Ibn' Arabî (Espagne, XIIè siècle), la cause de l'islam initié reste aujourd'hui encore contestée par l'ignorance majoritaire, et incomprise de l'élite qui ne parvient pas à décrypter le langage symbolique du grand maître de Murcia.

« Et la main de tous sera contre lui » (Genèse XVI-12).
Là aussi, la violence que l'on pourrait entendre dans ce verset peut être contestée et la parole de l'ange peut recevoir une réponse : la liberté de l'homme autorise la remise en cause. Abraham nous l'a appris. N'est-il pas constamment en « débat » avec son Dieu, passant quelques fois à la limite du « marchandage » : « que me donnerais-tu ? » (Genèse 15-2). Dialogue s'ouvrant avec Dieu qui ne demande pas mieux que l'inter-locution, qui répond, relance, de réplique en réplique. Jusque là Abraham obéissait, le voici qui discute, interroge, écoute, répond et oblige son interlocuteur à détailler son projet. Il est fini, le temps du monologue divin, voici enfin un interlocuteur valable. Abraham mérite sans conteste le qualification d'« inventeur du dialogue ».
Agar, vivant au quotidien près du patriarche, ayant avec lui des rapports intimes, n'avait-elle donc pas appris l'art et la manière de dialoguer, parler en terme de « diplomatie différentielle » où l'échange vaut reconnaissance de dignité ? N'avait-elle pas observé qu'Abraham parlait à son Dieu ? Les paroles de l'ange auraient pu être retoquées, et l'opposition de « la main de tous contre lui » se rédimer, à l'image d'une main « de gauche » serrée contre la main « de droite » dans l'entrelacement fraternel de l'unité. « Sa main seule contre tous et la main de tous contre lui » n'est pas une fatalité : le mot « contre » peut également évoquer la rencontre des mains unies. Il en découle une lecture ouverte : l'islam n'est en rien voué à soutenir des guerres. La prédiction funeste du Zohar, qui prévoit « une conflagration mondiale avec les fils d'Ismaël sur mer et à proximité de Jérusalem… qui conduira finalement à l'avènement de l'ère messianique » (Elie Munk, Genèse, vol I p. 173) peut être corrigée par une intelligence dépassionnée des opposites structuraux. Puisse cette lecture proposée ici-même l'emporter et Moïse Schem Tob de Leon se tromper quand il annonce la déflagration mondiale sur fond de dispute universelle autour de Jérusalem : l'avènement de l'ère messianique se réalisera par un acte d'intelligence, par une prise de conscience, par l'œuvre des initiés qui n'a nul besoin de guerre mondiale pour aboutir.

Le texte de Genèse des révélations faites à Agar, dans le désert, se poursuit : « Mais il (Ismaël) résidera à la face de tous ses frères… » Cela signifie qu'il appartient à la famille d'Abraham (Face à tous ses frères il résidera) dont il n'est point rejeté, indique le rabbin Elie Munk. Cependant, ajouterons-nous, sa mission est distincte de celle d'Isaac, elle intervient ultérieurement bien qu'il soit né en premier : elle est spécifiée par sa circoncision à 13 ans qui marque un cycle ayant sa propre valeur. Isaac, dans l'Alliance ; Ismaël, dans l'unité (Ehad =13), en soutien fraternel et diffusion du message d'Israël bien capté. Entre les deux noms, on notera la différence des Schin. En effet, Israël s'écrit avec un Schin pointé à gauche prononcé « S ». Ce point évoque l'énergie bondissant sur la lettre suivante, le Resch : motif d'absolu, lettre du Cerveau. Tandis que le Schin d'Ismaël est pointé à droite, sur la première branche. Laissant entrevoir le chemin qui reste à parcourir sur les branches suivantes avant d'accéder à la première étape (Mem) où il recevra une claire vision (Ayïn) du système divin Aleph avant de l'enseigner (Lamed). La lignée d'Ismaël — l'islam — a visiblement encore un grand travail à fournir avant d'en arriver à l'intelligibilité de son propre génie.
ישׁמעאל
 
Et ce n'est pas la faction intégriste qui y parviendra précisément parce qu'elle refuse la nécessité exégétique. L'intégrisme remplace ce progrès par la violence et le crime.
Une mise au point intellectuelle, exégétique du Coran est indispensable afin d'entraîner le déplacement du point d'énergie bloqué et transformer Ischmaël (Schin pointé à droite) en Ismaël (Schin pointé à Gauche).
Cette vision de la mission d'Ismaël a été entrevue par sa mère Agar. Son nom s'écrit Hé, Guimel, Resch.
ה ג ר
Cette mission est impliquée dans la dualité par le Hé. Et en effet, elle forme structure avec Abram. Afin de porter (Guimel) le thème du motif d'absolu cérébral (Resch). Le Hé en elle est une donnée initiale, un potentiel devant conduire à l'exposition du modèle d'absolu. Reste à savoir si la promesse sera tenue par la génération qui naîtra d'elle.
Ismaël est fils de l'Egyptienne, il possède la double identité liée à la fois à Abram et Misraïm par sa mère qui, selon Rachi, fut donnée à Sarah par Pharaon. La double identité d'Ismaël expliquerait sa propension à se soumettre à la loi divine — influence abrahamique — tout en pratiquant l'intransigeance d'influence égyptienne.
La violence intégriste est à mon sens liée à la prédominance unilatérale de type pharaonique qui a supplanté l'éducation abrahamique qui, elle, préconise le dialogue. Il est vrai qu'Ismaël est né avant que le Hé ne soit attribué à Abram. Il est encore incomplet à ce moment-là. 14 ans plus tard, après Ismaël, Isaac naîtra de la rencontre du Hé abrahamique avec celui de Sarah. A la naissance d'Isaac, Abraham s'inquiète de la vie de son premier né Ismaël (Gen. XVII-18) « puisse Ismaël subsister devant toi » ; il obtient sa bénédiction (Gen. XVII-20) car Dieu lui répond « quant à Ismaël, je t'ai exaucé. Voici, je l'ai béni… »

L'islam gagnerait à réfléchir profondément à ces deux bénédictions, sans que l'une exclue l'autre. Réfléchir également à l'épisode de l'Aqéda (la ligature d'Isaac selon la Torah). L'islam moderne affirme en effet avec véhémence qu'il s'agirait du « sacrifice d'Ismaël », alors que la sourate 37 ne confirme pas cette option.
En tout état de cause, et quel que soit le fils conduit au lieu du sacrifice Moriah, il faut retenir le fait que le bras du Patriarche est retenu et que le couteau ne s'abattra pas. Quel intégriste, dès lors, aurait l'audace d'exécuter ce qu'Abraham ne fit pas ? A moins de se croire supérieur au Patriarche ou à Dieu lui-même ?
L'épisode d'Agar errante dans le désert après avoir été rejetée par Saraï et Abram, mérite lui aussi d'être étudié de près. Le couple Saraï / Abram demeure stérile : absence du Hé de la dualité, de la rencontre. Saraï possède un Yod final d'énergie, mais à quoi bon posséder un potentiel d'énergie s'il n'existe pas de lieu où la déposer ? Abram, quant à lui, sur conseil de son épouse, se reporte sur Agar qui possède un Hé favorable à l'union. Ce sera le Hé de la lignée ismaélienne, univoque. Après la naissance de son fils, Agar est « renvoyée » avec assez de sauvagerie. Livrée à elle-même dans le désert, elle finit par gagner une oasis — un puits — où un ange apparaît, lui dictant la conduite à tenir pour lui éviter le désastre. Agar reconnaît alors « le Dieu qui voit tout », le Dieu de la vision. Sans doute a-t-elle compris que ses ressentiments ont été vus et qu'ils sont à l'origine du rejet qu'elle subit. L'ange vient de lui parler du Dieu qui entend : la détresse d'Agar a été entendue. Curieusement, elle invoque le Dieu qui voit. L'ouïe et la vue ne relèvent pas des mêmes postes cérébraux, et Agar semble donc particulièrement sensible à la vue, aux choses visibles, à ce qui paraît là, dans l'immédiat. Le Dieu d'Abraham est un Dieu de parole, du Verbe prononcé. Et c'est bien une parole qu'elle a entendue, cependant n'est-il pas remarquable qu'elle parle de vision ? Est-ce sa culture d'origine égyptienne qui la porterait vers une sensibilité visuelle ? A moins qu'elle n'ait « vu » ce qu'elle a « entendu », dans le sens où la parole entendue par l'aire cérébrale de l'audition touche l'aire visuelle et y suscite une vision ?
Le Dieu audient et voyant toute chose, même le caché, a démasqué ce que Agar a pu ressentir dans sa détresse ; il se manifeste à l'instant où, renonçant à la colère, vaincue, elle en appelle à Lui. Elle s'abandonne à Sa volonté. Elle en est aussitôt sauvée. La rédemption est immédiate, son retour dans le clan abrahamique est ordonné, sous condition d'humilité.

Cet épisode douloureux marquant le début de l'aventure ismaélienne a-t-il jamais connu une « résilience » ? La marque de cette blessure semble indélébile dans le cœur de l'islam qui semble lire-ressentir tout événement le concernant au travers de cette entaille. Sans intégrer le fait que la fracture a été réduite et la structure ressoudée. L'exil d'Agar n'a été que momentané, mais la commotion du rejet fut-elle jamais cautérisée ? La moindre observation critique à l'endroit de l'islam touche en lui une susceptibilité toujours sur ses gardes, exacerbée par ce traumatisme ontologique : il se développe même dans l'islam une sorte de délectation de souffrance, toujours renouvelée, une martyrologie qui justifierait a posteriori un « droit de légitime défense ». Ce qui est récusable à tout point de vue.
L'islam des origines, celui qu'invoquent les intégristes, oublierait-il la noble attitude d'Agar qui revint dans le giron abrahamique ? Elle sut comprendre qu'elle devait être au côté et soutenir le projet abrahamique en aidant de son mieux le vieux couple.
Certains commentateurs croient qu'Agar « a vu » Dieu, car elle dit : « Tu es le Dieu de la vision, car n'ai-je pas revu ici même la trace du Dieu après que je l'ai vu ? » (Genèse XVI-13). Il serait bien étonnant qu'Agar ait pu « voir » ce Dieu caché dont on sait qu'il se dérobe à Moïse et qui ne le voit passer « que de dos », c'est-à-dire qu'il n'est perceptible que dans sa manifestation et non visible dans son essence. En réalité, elle a « revu la trace du Dieu », c'est-à-dire le signe. « Après que je l'ai vu » : cela concerne l'ange-messager. Elle a revu la trace de Dieu après qu'elle ai vu l'ange. Elle a reçu / entendu / vu le message et l'ange messager porteur de la parole divine : un messager de chair et d'os, bien vivant, lui a parlé, lui a fait comprendre sa situation et lui a indiqué la marche à suivre, celle du retour en famille dans le clan où son fils à naître sera intégré à sa juste place. Il appartient à sa descendance de se souvenir de ce « retour » au sein de la famille abrahamique, et du rôle précis qu'y a tenu Agar, servante dévouée qui n'usurpera pas…


Lecture :
Don Quichotte, la réaffirmation

vendredi 5 novembre 2021

L'inspecteur Derrick : étude initiatique d'une série policière

Par Dominique Blumenstihl

 

Hier soir, j'ai visionné sur Youtube un épisode de la célèbre série policière Derrick. J'ai retrouvé avec plaisir le fameux inspecteur, dans un scénario signé Herbert Reinecker. L'enquête est passionnante, écrite par un auteur méticuleux et prolifique de talent. Quelques 280 épisodes ont ainsi été filmés, sur plus de 20 ans, dans les studios de la télévision bavaroise, servis par les deux comédiens emblématiques inséparables, Fritz Wepper et Horst Tappert.

 

Il suffit d'attendre pour voir la vérité surgir…

BMW de rigueur, en contrepoint avec la 304 Peugeot déglinguée de Colombo, Derrick, toujours tiré à quatre épingles, traque les criminels qui sévissent dans la société BCBG de Munich. Sa technique d'investigation est-elle enseignée dans les écoles de police ? Toujours est-il qu'il exploite un large éventail de ressources initiatiques mises en œuvre avec tact.

Nous remarquerons d'emblée sa capacité d'écoute, l'acuité de son attention portée sur les paroles dites dont il garde toujours un souvenir précis. Il retient les mots exacts, se souvient des silences et non-dits qui hantent les témoignages. Qualité d'initié que celle de la mémoire précise… A toute heure, il répond au téléphone ; sans sirènes d'alarme, il se rend sur les lieux où il est appelé. Guère enthousiaste mais obstiné, patient, patibulaire et imperturbable, il avance sa longue silhouette rassurante : avec lui, nous savons que le crime ne vaincra pas. Sa seule présence face aux événements qu'il est chargé de retracer semble déclencher l'étrange nécessité qu'a le réel de se raconter. Les langues se délient sous ses interrogatoires qui se déroulent toujours dans une extrême courtoisie — elle est désarmante. Son attention au détail, à l'impromptu, à l'inattendu : « il suffit d'attendre pour voir la vérité surgir… » dit-il, ce qui ne l'empêche d'aider cette vérité à remonter en surface, par la parole. Sa lecture des signes est fulgurante, mais silencieuse et c'est au spectateur de s'apercevoir du détail observé ou entendu.

 

Le temps est à l'œuvre dans ces « affaires », comme si la vérité exerçait sa propre pression sur le cours des choses qui exige que la lumière soit faite. Les subterfuges les plus inventifs des coupables ne résistent pas à la puissance de la vérité unique qui s'avance, inexorable. Les pistes multiples, au départ, s'écartent comme les branches d'un arbre, finissent en impasse, tandis que l'unique voie du vrai poursuit sa progression. Certes, les interprétations du possible sont nombreuses au début des enquêtes : la quête de la vérité serait-elle infinie, comme un oignon qui s'éplucherait sans fin ? La théorie de la multiplicité du réel variable selon les interprétations que l'on en donnerait, la thèse de la vérité plurielle tellement à la mode en cours de philosophie sont démenties par ces scénarios qui tirent leur puissance non de l'imaginaire débridé d'un cinéaste mais du travail minutieux d'un auteur qui a reconstitué les drames humains en se basant sur les faits collationnés dans les archives. Là s'écrit la misère humaine la plus sordide, mais aussi l'effort d'élucidation et de compréhension afin que soit conservée la mémoire d'une justice au travail.

 

Une série au service d'une cause

Les épisodes alternent entre l'action sur le terrain, le recueillement des indices et la réflexion des deux policiers toujours en dialogue. L'inspecteur principal et son collègue sont constamment en situation d'échanges, dans un jeu de questions-réponses et de confrontations de points de vue : analyses psychologiques, questions personnelles, anecdotes en apparence détachées du dossier en cours… « Avez-vous remarqué quelque chose d'insolite ces temps-ci, quelque chose d'anormal… » est une de ses questions favorites. Tout participe à la recherche de la vérité, y compris ce qui semble n'y être pas directement lié. Derrick en outre possède une arme naturelle qui semble anéantir les constructions criminelles : sa bonhomie respectueuse mais intransigeante, l'apaisement — ou l'inquiétude — qu'exerce sa présence comme si l'être physique, par son seul « être-là » convoquait la puissance d'une vérité qui exige de triompher.

Je connaissais cette série pour l'avoir regardée à la télévision française dans les années 1990/ 2000. Cette fois, grâce à l'Internet, j'ai pu la suivre dans la version allemande originale. J'y ai apprécié la tenue du langage. A l'époque, en France, une critique acerbe, reprochait à la saga son caractère monotone. C'est vrai, il n'y a là que peu de courses-poursuites, peu de mitrailles ou de bagarres. Peu ou pas d'effets spéciaux, de cascades ou d'artifices qui séduiraient l'œil. Le décor même paraît terne : un bureau quelconque dans un gros bâtiment administratif au cœur d'une ville dont on finit, épisode par épisode, par connaître les moindres rues. Mais là n'était pas l'essentiel : la trame narrative est d'une extrême richesse, servie par un niveau de langage et de pensée subtils, soutenue par d'excellents comédiens. Le gratin du cinéma ou du théâtre allemand a en effet participé à ces tournages autour d'un premier cercle d'acteurs quasi permanents qui endossait des rôles extrêmement variés. Cette incroyable équipe réunie autour de la série était-elle au service d'une cause ? D'un projet ?

C'est tout le portrait de l'Allemagne qui se présente au travers de cette saga qui montre combien ce pays a réfléchi à l'empreinte du « mal ». Ses artistes, ses élites ont repensé non seulement la démocratie politique mais aussi l'approche métaphysique du « démon » qui, quelques décennies plus tôt l'avait conduit à l'apocalypse. La fragilité humaine, exposée au karma, à la mémoire caïnique — le premier meurtre — est ici montrée dans une épure minimaliste qui en renforce la teneur. Les enquêtes nous plongent dans ce que la philosophe Hannah Arendt nommait la « banalité du mal », à ceci près que le meurtre n'est jamais banal, et que les deux fonctionnaires de police, confrontés à cette réalité sordide, n'accepte pas que le recours au crime entre dans une catégorie philosophique où l'ignoble deviendrait l'ordinaire de la gestion des affaires humaines. Cette série répond à mon sens d'un projet politique de réhabilitation de l'Allemagne tout entière. Il y a là, dans cette rigueur narrative, à la fois la fulgurante énergie des gravures d'un Hans Hartung, et l'appel à la rédemption d'un Hölderlin dont le romantisme pétri d'espérance messianique invoquait la diplomatie humaniste.


Le Code des archétypes en action

Les Lecteurs de Dominique Aubier pourront observer dans ces films combien les archétypes y sont actifs.

Sensible intuitivement ou par expérience au Code des archétypes, le scénariste/auteur insiste, sans toutefois les nommer, sur les notions de redoublements, de retours archygéniques, de dualité… On reconnaît là une disposition de l'art visuel qui veut nous enseigner, par la vue et la représentation scénique, les lois du réel (voir : La Porte de l'Inde, le Cinéma indien). L'exercice est en effet passionnant de repérer, d'épisode en épisode, les archétypes en action, au cœur de la trame structurelle du récit. Je considère à ce titre la série comme un chef-d'œuvre initiatique, tout à l'opposé de ce que la critique a pu en dire qui lui reprochait son absence d'esthétisme formel. Le projet consistait à dresser une cartographie systémique des lois de la Connaissance telles que la modernité du support filmique le permettait, le genre « policier » ne servant que de prétexte pour captiver l'attention, l'intelligence du spectateur devant se porter sur le code invisible qui en tisse le canevas. 


J'ai été captivé par l'épisode 5 de la saison 5… 

Le second mari d'une femme richissime cherche à se débarrasser d'elle pour capter l'héritage. Veule et lâche, il engage un alcoolique profondément dépendant qu'il conditionne pour lui faire commettre le crime. Cependant rien ne marche comme prévu. Non seulement le tueur, tremblant, échoue dans sa tentative, mais lui-même choqué par l'acte qu'il a commis, cesse de boire. Sa conscience, jusque-là noyée par l'alcool, se réveille. Il rend visite à la victime blessée, et une relation amicale s'établit entre eux…

La victime, alitée, lisait un livre quand son « meurtrier maladroit » vint la voir à l'hôpital pour prendre de ses nouvelles. Elle lisait « Don Quichotte ». Le tueur repenti — qui n'a réussi qu'à blesser la femme — connaît le texte : il prend le livre de Cervantès en main et en lit un passage… en Espagnol. Le reste de l'histoire raconte l'enquête (très fine !) qui permettra de remonter jusqu'au commanditaire de l'acte…

Mais quelle surprise ! Fallait-il que Don Quichotte s'inscrive dans la série ! « Je ne laisserai pas d'être dorénavant sur mes gardes pour voir si je découvre quelque indice qui confirme ou détruise mes soupçons… » dit Sancho au chapitre 44, volume II. Le Quichotte apparaît comme le point de jonction entre le non-assassin et sa victime. Par la puissance de ce livre, désormais fiché entre ces deux personnes, toute la volonté du mal est neutralisée. Le meurtre n'aura jamais lieu. Le drogué parvient à s'extirper de sa dépendance. Le fomentateur du complot est arrêté. J'ai reconnu en cela la signature d'un initié qui a introduit dans son scénario la marque du Quichotte, grand héros de la vérité. Ou la volonté du Quichotte qui s'est insinuée dans la série pour y marquer son cachet, dans l'attente que quelqu'un le relève et en donne le sens…


La puissance de l'Allié

Dans cet épisode, outre nos enquêteurs, trois personnages principaux tressent l'intrigue, la victime, le tueur, le commanditaire, chacun apparaissant avec son « allié » respectif.

La notion d'Allié a déjà fait l'objet d'une série d'articles sur ce blog. C'est une puissance issue du côté « qui fait » de la structure. La notion d'Allié est explicitée dans le livre Quand le Sacré fait du Cinéma où Dominique Aubier montre comment les cinéastes ont remarqué sa présence dans la vie. Certains films, comme Gilda de Charles Vidor (1946) ou Pluie de Lumière sur la Montagne Vide, de King Hu (1978) donnent à voir la puissance des Alliés, au côté des personnes qui en sont les porteurs. Ange maudit conduisant à la perte ou au contraire, à la chance, dès lors qu'il est vaincu…« L'Allié est protecteur, c'est une entité qui s'active dans le cinéma de nos propres existences. Pour qu'il soit protecteur, il faut l'avoir vaincu. Et il vaut mieux les repérer pour s'en faire des aides plutôt que subir leur coercition et se retrouver sous leur domination. Il est féroce, l'Allié, tant qu'il est indompté. Et que l'on ne s'imagine pas que ce soit chose aisée que l'attraper et le réduire en purée ! Parce qu'il est toujours là, à nous guetter comme un puma prêt à déchiqueter sa proie. » 

L'Allié est l'élément de notre destin qui s'oppose à notre vocation profonde. Il semble agir dans notre intérêt, jusqu'au moment où ayant pris le pouvoir sur notre être, il nous anéantit. Dans cet épisode, l'allié de la victime n'est autre que sa propension, en soi estimable, de vouloir « faire le bien, secourir à tout prix… » Elle en devient la victime.

L'allié du tueur repenti ? C'est la peur d'assumer sa véritable capacité humaine, qu'il noie dans l'alcool, jusqu'à effacer son être-soi.

Quant à l'allié du second mari, ordonnateur du crime : sous des apparences de belle prestance, il s'est enfoncé dans sa mollesse voluptueuse qu'il assouvit par le mariage avec une femme riche, ce qui en soi n'est pas répréhensible, si ce n'est qu'il veut se débarrasser d'elle, le mariage n'étant pour lui que l'expédiant de son allié : l'abandon égotiste à la subsistance irresponsable dans le luxe.

Les trois alliés font cause commune, par delà les psychologies de leurs porteurs : ce sont les alliés qui conditionnent les psychologies et non le contraire. Les alliés respectifs forment trois entités quasi autonomes qui se rencontrent, leur dessein est d'aboutir à la suppression des êtres qu'ils viennent hanter. Chaque allié, non maîtrisé, vise la destruction de son « titulaire ». Mais la vie se protège elle-même. Un impondérable survient, un tremblement de la main qui fait rater la cible… Un brusque revirement, une prise de conscience suivie d'une décision ferme. Le misérable alcoolique parvient à surmonter son addiction. Cet homme vient de vaincre son allié, et aussitôt un autre plan se met en ordre de marche, qui mène droit au Quichotte. Il est là, sur la table de chevet de la victime visée.

Dans tous les scénarios de la série nous trouvons le matériau qui permettrait de réaliser de « grands films » comme on les aime, sur grand-écran, mais est-ce bien nécessaire quand tout est déjà là, et que le spectateur devient lui-même l'inspecteur scrutant le code actif dans ces histoires ? Le code de la vie, telle qu'elle s'écrit dans sa rigueur et générosité…


Derrick ou la rédemption

Ces histoires ne sauraient être regardées par distraction. Il suffit d'en visionner quelques épisodes pour s'apercevoir qu'une très fine lecture du réel y a présidé. L'auteur a fait l'expérience, dans sa vie personnelle, du « mal ». J'ai en effet appris que Herbert Reinecker (1914-2007) a activement participé à la propagande nazie. Un frisson m'a parcouru quand j'ai appris qu'il fut, dans sa jeunesse, impliqué en tant que rédacteur d'un journal pour la jeunesse hitlérienne et qu'il a écrit des pièces de théâtre à succès qui en soutenaient les thèses.

Il s'en est ouvertement excusé et repenti ; à plusieurs reprises il a exprimé publiquement ses remords. Et l'on voit, dans son œuvre prolifique (il est aussi l'auteur des 90 épisodes de la série der Kommissar et de nombreux films, scénario, romans) combien il est hanté par la question métaphysique du bien et du mal. Est-ce de son expérience au cœur de l'idéologie criminelle qu'il a tiré son besoin de rédemption ? Sa série serait alors un extraordinaire plaidoyer correctif, la volonté de racheter une erreur passée, cherchant à produire, au niveau collectif, un véritable « tikoun ». Cela expliquerait l'acharnement avec lequel il a écrit ces quelques 280 épisodes, à raison d'un scénario complet tous les 10 jours, son obstination à défendre ce personnage emblématique qui a occupé les écrans pendant un quart de siècle, présentant une police respectueuse, au service du droit à la vie. Le bien doit l'emporter était la ligne directrice de la série.


 La Vérité exige et remporte sa propre victoire

Cette série m'a appris que les criminels sont par essence des émules du « Qui Fait » ayant dépassé les limites du « Verboten », l'interdit. Au-delà de cette limite, balisée dans l'Alphabet hébreu par la lettre Tzadé final — 900 —, la vie n'est plus respectée. L'acte criminel — singulièrement le meurtre, la suppression de la vie — se situe dans le dépassement des limites du « faire » normal.

 Devenu négateur et s'affirmant unique, soit par folie, calcul, froid calcul ou contrainte, le « faire » qui outrepasse le Tzadé final ne peut s'empêcher de faire encore : tout meurtrier est pris dans la spirale des forces entropiques qui le projettent hors de la structure vivante porteuse. Il brise le code systémique qui prévoit la phase de l'arrêt, du transfert. Il impose son ordre qui commence par un acte de rupture : le meurtre. C'est Caïn, toujours recommencé, qui prétend légiférer et imposer sa loi. Mis devant le fait qu'il a accompli, à défaut d'un acte de lucidité et d'un retour à l'ordre systémique du vivant, il développe un invraisemblable répertoire de supercheries, mensonges, dissimulations aggravant le mal commis. Et c'est encore Caïn qui, interrogé par Dieu, feint d'ignorer ses propres actes, simule la perte de mémoire. Où est ton frère ? demande l'Eternel. — Suis-je le gardien de mon frère ? répond Caïn, cynique.

On se croirait dans le bureau de Derrick : où est votre victime ? demande-t-il dans un autre épisode à l'auteur d'un meurtre qu'il est impossible de prouver en l'absence de corps. Le prévenu répond d'un haussement d'épaules qui renvoie à la réponse de Caïn, laissant le spectateur indigné. Mais la vie poursuit par elle-même son enquête… et que ce soit dans la série comme sur l'écran de nos propres vies, de nouveaux événements se produisent, car la vie plaide pour elle-même, dénonce elle-même tout ce qui cherche à la blesser. Le temps est à l'œuvre et après une période de recueillement où la réalité semble presque inhibée face au sordide, les indices soudain fusent de tous côtés, les bouches se délient, des « anges » se mobilisent pour aider à l'émergence de la vérité. Vérité qui exige et remporte sa propre victoire…

A cette victoire, nous travaillons, inlassablement…