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samedi 13 novembre 2021

Lecture initiatique de l'intégrisme islamique. Le rôle d'Agar, mère d'Ismaël.

Par Dominique Blumenstihl-Roth

Face à l'intégrisme, comment réagit l'islam ?
Quel islam ? L'intransigeant, le modéré ? Le terme « modéré » est-il approprié ? Il présuppose qu'il existerait une modération moyenne entre des extrêmes et donc l'existence d'une autorité qui encadrerait cette « modération », la rendant acceptable dans le cadre de la laïcité. Une autorité — organisme représentatif — qui prendrait également en charge de produire la grande exégèse coranique surplombant le point de vue des intégristes. Or à ce jour, elle n'a pas été produite et l'indigence des intellectuels dans ce domaine suscite un manque essentiel laissant, par cette absence, toute puissance aux factions du littéralisme.

« Sa main sera contre tous… » écrit Genèse XVI. Présage, prophétie ? Ce verset annonce-t-il l'islam conquérant dont l'Histoire a témoigné ? Ce verset traite-t-il d'une adversité inéluctable ? Ces paroles émanaient de l'ange qui apparut à Agar, alors qu'elle venait d'être rejetée par Abraham. Sont-ils irrévocables, ces mots qui semblent promettre l'affrontement ?
 
L'ange qui s'exprime est mandaté par un Dieu de Parole et de Dialogue. Un dialogue qu'il cherche avec l'homme, depuis le début. Certes Adam ne parle guère et ses fils ont la parole rare. Jamais on n'entend la voix d'Abel, quant à Caïn, c'est toujours dans l'alibi spécieux qu'il se réfugie. D'échange véritable, aucun. Abraham seul entreprend la discussion. Voire la négociation. Qu'en est-il d'Agar quand elle rencontre l'ange ? Elle entend, écoute, accepte. Elle répond aux questions posées mais n'en pose aucune. Agar n'a pas le réflexe de demander à l'ange : « Mais pourquoi dis-tu cela ? » Pourquoi vouer sa descendance à l'opposition ? Et quelles seraient les modalités de ce « contre » ? Un « contre » de lutte ? Cela pourrait tout aussi bien s'entendre comme un « contre » de soutien, un appui, un contrefort adossé au mur principal de l'édifice.
La prophétie de l'ange a-t-elle été comprise en terme de conflit et interprétée par Agar et Ismaël (bien qu'il ne fut pas encore né) comme une injonction de contrainte ? Ismaël s'est-il obligé de se positionner « contre » en relation d'altérité violente alors que les paroles pouvaient aussi bien s'entendre en terme d'alliance partenariale et d'adossement, fraternellement positif à la voie d'Isaac, en apport d'union et d'ajustement selon une symétrie où chacun tient son rôle ?

L'islam actuel se dresse-t-il « contre tous  » ? Veut-il affirmer sa conviction d'être sans partenaire (d'où le mythe de l'androgynie qu'Henry Corbin a défendu dans une défaillante compréhension de la dualité structurelle) ? Il s'agissait tout au contraire, pour l'islam, et cela depuis le jour où l'ange apparut à Agar, d'appuyer la leçon hébraïque et la verser pédagogiquement non par le glaive de la conquête sanglante mais par la démonstration sur des arguments initiatiques. Le soufisme de Mansûr Al Hallaj (Iran, Xè siècle) a tenté cette percée. Elle fut anéantie par les intégristes de l'époque, qui ne se différenciaient en rien de la sauvagerie de ceux de notre temps. Reprise par Ibn' Arabî (Espagne, XIIè siècle), la cause de l'islam initié reste aujourd'hui encore contestée par l'ignorance majoritaire, et incomprise de l'élite qui ne parvient pas à décrypter le langage symbolique du grand maître de Murcia.

« Et la main de tous sera contre lui » (Genèse XVI-12).
Là aussi, la violence que l'on pourrait entendre dans ce verset peut être contestée et la parole de l'ange peut recevoir une réponse : la liberté de l'homme autorise la remise en cause. Abraham nous l'a appris. N'est-il pas constamment en « débat » avec son Dieu, passant quelques fois à la limite du « marchandage » : « que me donnerais-tu ? » (Genèse 15-2). Dialogue s'ouvrant avec Dieu qui ne demande pas mieux que l'inter-locution, qui répond, relance, de réplique en réplique. Jusque là Abraham obéissait, le voici qui discute, interroge, écoute, répond et oblige son interlocuteur à détailler son projet. Il est fini, le temps du monologue divin, voici enfin un interlocuteur valable. Abraham mérite sans conteste le qualification d'« inventeur du dialogue ».
Agar, vivant au quotidien près du patriarche, ayant avec lui des rapports intimes, n'avait-elle donc pas appris l'art et la manière de dialoguer, parler en terme de « diplomatie différentielle » où l'échange vaut reconnaissance de dignité ? N'avait-elle pas observé qu'Abraham parlait à son Dieu ? Les paroles de l'ange auraient pu être retoquées, et l'opposition de « la main de tous contre lui » se rédimer, à l'image d'une main « de gauche » serrée contre la main « de droite » dans l'entrelacement fraternel de l'unité. « Sa main seule contre tous et la main de tous contre lui » n'est pas une fatalité : le mot « contre » peut également évoquer la rencontre des mains unies. Il en découle une lecture ouverte : l'islam n'est en rien voué à soutenir des guerres. La prédiction funeste du Zohar, qui prévoit « une conflagration mondiale avec les fils d'Ismaël sur mer et à proximité de Jérusalem… qui conduira finalement à l'avènement de l'ère messianique » (Elie Munk, Genèse, vol I p. 173) peut être corrigée par une intelligence dépassionnée des opposites structuraux. Puisse cette lecture proposée ici-même l'emporter et Moïse Schem Tob de Leon se tromper quand il annonce la déflagration mondiale sur fond de dispute universelle autour de Jérusalem : l'avènement de l'ère messianique se réalisera par un acte d'intelligence, par une prise de conscience, par l'œuvre des initiés qui n'a nul besoin de guerre mondiale pour aboutir.

Le texte de Genèse des révélations faites à Agar, dans le désert, se poursuit : « Mais il (Ismaël) résidera à la face de tous ses frères… » Cela signifie qu'il appartient à la famille d'Abraham (Face à tous ses frères il résidera) dont il n'est point rejeté, indique le rabbin Elie Munk. Cependant, ajouterons-nous, sa mission est distincte de celle d'Isaac, elle intervient ultérieurement bien qu'il soit né en premier : elle est spécifiée par sa circoncision à 13 ans qui marque un cycle ayant sa propre valeur. Isaac, dans l'Alliance ; Ismaël, dans l'unité (Ehad =13), en soutien fraternel et diffusion du message d'Israël bien capté. Entre les deux noms, on notera la différence des Schin. En effet, Israël s'écrit avec un Schin pointé à gauche prononcé « S ». Ce point évoque l'énergie bondissant sur la lettre suivante, le Resch : motif d'absolu, lettre du Cerveau. Tandis que le Schin d'Ismaël est pointé à droite, sur la première branche. Laissant entrevoir le chemin qui reste à parcourir sur les branches suivantes avant d'accéder à la première étape (Mem) où il recevra une claire vision (Ayïn) du système divin Aleph avant de l'enseigner (Lamed). La lignée d'Ismaël — l'islam — a visiblement encore un grand travail à fournir avant d'en arriver à l'intelligibilité de son propre génie.
ישׁמעאל
 
Et ce n'est pas la faction intégriste qui y parviendra précisément parce qu'elle refuse la nécessité exégétique. L'intégrisme remplace ce progrès par la violence et le crime.
Une mise au point intellectuelle, exégétique du Coran est indispensable afin d'entraîner le déplacement du point d'énergie bloqué et transformer Ischmaël (Schin pointé à droite) en Ismaël (Schin pointé à Gauche).
Cette vision de la mission d'Ismaël a été entrevue par sa mère Agar. Son nom s'écrit Hé, Guimel, Resch.
ה ג ר
Cette mission est impliquée dans la dualité par le Hé. Et en effet, elle forme structure avec Abram. Afin de porter (Guimel) le thème du motif d'absolu cérébral (Resch). Le Hé en elle est une donnée initiale, un potentiel devant conduire à l'exposition du modèle d'absolu. Reste à savoir si la promesse sera tenue par la génération qui naîtra d'elle.
Ismaël est fils de l'Egyptienne, il possède la double identité liée à la fois à Abram et Misraïm par sa mère qui, selon Rachi, fut donnée à Sarah par Pharaon. La double identité d'Ismaël expliquerait sa propension à se soumettre à la loi divine — influence abrahamique — tout en pratiquant l'intransigeance d'influence égyptienne.
La violence intégriste est à mon sens liée à la prédominance unilatérale de type pharaonique qui a supplanté l'éducation abrahamique qui, elle, préconise le dialogue. Il est vrai qu'Ismaël est né avant que le Hé ne soit attribué à Abram. Il est encore incomplet à ce moment-là. 14 ans plus tard, après Ismaël, Isaac naîtra de la rencontre du Hé abrahamique avec celui de Sarah. A la naissance d'Isaac, Abraham s'inquiète de la vie de son premier né Ismaël (Gen. XVII-18) « puisse Ismaël subsister devant toi » ; il obtient sa bénédiction (Gen. XVII-20) car Dieu lui répond « quant à Ismaël, je t'ai exaucé. Voici, je l'ai béni… »

L'islam gagnerait à réfléchir profondément à ces deux bénédictions, sans que l'une exclue l'autre. Réfléchir également à l'épisode de l'Aqéda (la ligature d'Isaac selon la Torah). L'islam moderne affirme en effet avec véhémence qu'il s'agirait du « sacrifice d'Ismaël », alors que la sourate 37 ne confirme pas cette option.
En tout état de cause, et quel que soit le fils conduit au lieu du sacrifice Moriah, il faut retenir le fait que le bras du Patriarche est retenu et que le couteau ne s'abattra pas. Quel intégriste, dès lors, aurait l'audace d'exécuter ce qu'Abraham ne fit pas ? A moins de se croire supérieur au Patriarche ou à Dieu lui-même ?
L'épisode d'Agar errante dans le désert après avoir été rejetée par Saraï et Abram, mérite lui aussi d'être étudié de près. Le couple Saraï / Abram demeure stérile : absence du Hé de la dualité, de la rencontre. Saraï possède un Yod final d'énergie, mais à quoi bon posséder un potentiel d'énergie s'il n'existe pas de lieu où la déposer ? Abram, quant à lui, sur conseil de son épouse, se reporte sur Agar qui possède un Hé favorable à l'union. Ce sera le Hé de la lignée ismaélienne, univoque. Après la naissance de son fils, Agar est « renvoyée » avec assez de sauvagerie. Livrée à elle-même dans le désert, elle finit par gagner une oasis — un puits — où un ange apparaît, lui dictant la conduite à tenir pour lui éviter le désastre. Agar reconnaît alors « le Dieu qui voit tout », le Dieu de la vision. Sans doute a-t-elle compris que ses ressentiments ont été vus et qu'ils sont à l'origine du rejet qu'elle subit. L'ange vient de lui parler du Dieu qui entend : la détresse d'Agar a été entendue. Curieusement, elle invoque le Dieu qui voit. L'ouïe et la vue ne relèvent pas des mêmes postes cérébraux, et Agar semble donc particulièrement sensible à la vue, aux choses visibles, à ce qui paraît là, dans l'immédiat. Le Dieu d'Abraham est un Dieu de parole, du Verbe prononcé. Et c'est bien une parole qu'elle a entendue, cependant n'est-il pas remarquable qu'elle parle de vision ? Est-ce sa culture d'origine égyptienne qui la porterait vers une sensibilité visuelle ? A moins qu'elle n'ait « vu » ce qu'elle a « entendu », dans le sens où la parole entendue par l'aire cérébrale de l'audition touche l'aire visuelle et y suscite une vision ?
Le Dieu audient et voyant toute chose, même le caché, a démasqué ce que Agar a pu ressentir dans sa détresse ; il se manifeste à l'instant où, renonçant à la colère, vaincue, elle en appelle à Lui. Elle s'abandonne à Sa volonté. Elle en est aussitôt sauvée. La rédemption est immédiate, son retour dans le clan abrahamique est ordonné, sous condition d'humilité.

Cet épisode douloureux marquant le début de l'aventure ismaélienne a-t-il jamais connu une « résilience » ? La marque de cette blessure semble indélébile dans le cœur de l'islam qui semble lire-ressentir tout événement le concernant au travers de cette entaille. Sans intégrer le fait que la fracture a été réduite et la structure ressoudée. L'exil d'Agar n'a été que momentané, mais la commotion du rejet fut-elle jamais cautérisée ? La moindre observation critique à l'endroit de l'islam touche en lui une susceptibilité toujours sur ses gardes, exacerbée par ce traumatisme ontologique : il se développe même dans l'islam une sorte de délectation de souffrance, toujours renouvelée, une martyrologie qui justifierait a posteriori un « droit de légitime défense ». Ce qui est récusable à tout point de vue.
L'islam des origines, celui qu'invoquent les intégristes, oublierait-il la noble attitude d'Agar qui revint dans le giron abrahamique ? Elle sut comprendre qu'elle devait être au côté et soutenir le projet abrahamique en aidant de son mieux le vieux couple.
Certains commentateurs croient qu'Agar « a vu » Dieu, car elle dit : « Tu es le Dieu de la vision, car n'ai-je pas revu ici même la trace du Dieu après que je l'ai vu ? » (Genèse XVI-13). Il serait bien étonnant qu'Agar ait pu « voir » ce Dieu caché dont on sait qu'il se dérobe à Moïse et qui ne le voit passer « que de dos », c'est-à-dire qu'il n'est perceptible que dans sa manifestation et non visible dans son essence. En réalité, elle a « revu la trace du Dieu », c'est-à-dire le signe. « Après que je l'ai vu » : cela concerne l'ange-messager. Elle a revu la trace de Dieu après qu'elle ai vu l'ange. Elle a reçu / entendu / vu le message et l'ange messager porteur de la parole divine : un messager de chair et d'os, bien vivant, lui a parlé, lui a fait comprendre sa situation et lui a indiqué la marche à suivre, celle du retour en famille dans le clan où son fils à naître sera intégré à sa juste place. Il appartient à sa descendance de se souvenir de ce « retour » au sein de la famille abrahamique, et du rôle précis qu'y a tenu Agar, servante dévouée qui n'usurpera pas…


Lecture :
Don Quichotte, la réaffirmation

1 commentaire:

François-Marie Michaut a dit…

Pour un intégriste quelque vision du monde, religieuse ou idéologique, qu'il ait en tête, il est persuadé d'être un humain intégre, et même intégral. Contrairement aux infidèles du monde entier.
Rien d'autre n'existe à ses yeux, car il ne peut être que fanatique.
Aucune ouverture pour s'ouvrir à toute autre forme de connaissance. Le domaine initiatique lui est impensable, et même diabolique. Les grandes inquisitions et autres croisades, et autres invasions massives l'ont démontré avec leurs tueries.

Il y a donc un sacré travail de chaque cerveau à faire, dépassant bien les exposés les plus argumentés et convainquants. Mille fois hélas.