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lundi 8 juillet 2024

Les Nuits blanches de Féodor Dostoïevski et le film Saawariya, de Bhansali. Deux œuvres d'essence quichottienne

par Dominique Blumenstihl-Roth

Je viens de lire un livre superbe. Les Nuits blanches de l'écrivain russe Féodor Dostoïevski (1848-1881)*.
Ce magnifique roman raconte l'histoire d'un jeune homme solitaire — le narrateur — qui fait la connaissance, par une nuit, d'une jeune femme éplorée. Elle attend, sur une passerelle, le retour d'un mystérieux amant qui, un an plus tôt, sans explications, est parti, tout en lui promettant de l'épouser dès qu'il reviendrait.
Le narrateur est épris par cette âme en désarroi. Ironie dramatique, le sentiment qu'il éprouve reçoit réciprocité alors qu'elle est de toute son âme attachée à un autre. Nastenka, sans renoncer à son amant, d'apprécier la pureté des sentiments du jeune homme nouvellement entré dans sa vie. Ivre de la soudaine découverte de l'Autre, le narrateur flambe une euphorie partagée par Nastenka, qui cependant souffre le tourment d'une absence. Celui qu'elle aime n'est pas au rendez-vous comme il l'avait promis. L'affliction envahit l'âme de la jeune femme, qui ne peut imaginer qu'elle ait pu être trahie. Elle oppose au doute la réplique de l'autodérision et l'acuité de sa conscience face à ses propres sentiments. Rien ne peut affaiblir le lien l'unissant à celui qui, le premier, lui a tendu la main. Et rien non plus ne peut amoindrir l'amour sincère qu'elle éprouve pour le narrateur à qui elle confie son histoire.
Elle demande à son nouvel ami comment elle pourrait faire pour retrouver la trace de son amant évaporé. Il lui suggère de lui adresser une lettre qui serait déposée chez des personnes pouvant la lui remettre. Le narrateur, enthousiaste à l'idée d'aider son amoureuse (à retrouver son concurrent !), compose une missive inspirée qu'elle approuve. En peu de mots, précision subtile de l'esprit se connaissant lui-même, le narrateur écrit et assume à la première personne la lettre que Nastenka destine à son invisible amour.

1. La lettre de Nastenka
J'ai cru reconnaître en ces lignes la réponse que Dulcinée, si elle était assujettie au devoir de réponse, aurait pu écrire à Don Quichotte en réponse à la missive qu'il lui adresse au chapitre 25 tome I. Sous la plume de Dostoïevski, Nastenka s'adresse à celui qui la tourmente :

« Maintenant que vous êtes revenu, peut-être avez-vous modifié vos intentions. Cette lettre vous dira alors que je ne me plains ni ne vous accuse. Je ne vous accuse pas, car je n'ai point de pouvoir sur votre cœur, tel est sans doute mon destin !
« Vous êtes un homme honnête. Ces lignes impatientes n'éveilleront ni votre sourire ni votre agacement. Souvenez-vous qu'elles sont écrites. Souvenez-vous qu'elles sont écrites par une pauvre jeune fille, qu'elle est seule, qu'elle est seule, qu'elle n'a personne qui l'instruise ou lui donne un conseil, et qu'elle n'a jamais su faire obéir son cœur. Mais pardonnez-moi si le doute s'est glissé un instant dans mon âme. Vous êtes incapable, même par la pensée, d'offenser celle qui vous a tant aimé, et qui vous aime… »


Echappant à tout jugement moral, à toute analyse psychologique, une désarmante sincérité illumine les personnages ; leur rencontre élève les âmes jusqu'à atteindre l'intime de leur destin. Se moquera-t-on de la naïveté de l'expression quand elle dit la vérité la plus profonde ? La vérité des cœurs vibre aux sollicitations des forces archétypales jetant les êtres les uns vers autres : plus que les personnages eux-mêmes, la déroutante intrigue met en scène la jubilation de leur relation, la joie des confidences, la secrète combustion des braises passionnelles. Les cœurs se livrent ; ils voudraient se dérober à l'inévitable, mais une intraitable puissance exige que s'accomplisse la volonté invisible de la seconde rencontre et des retrouvailles attendues avec l'hôte mystérieux. Nastenka, ne renonçant aucunement à ses sentiments pour le narrateur, retrouve celui à qui l'enchaîne le vouloir du destin : celui qu'elle attendait et qu'elle aurait attendu toute sa vie.

2. Un roman métaphysique
Dostoïevski intitule son ouvrage « roman sentimental, extrait des souvenirs d'un rêveur ». Cette dénomination dissimule la dimension métaphysique de l'œuvre où les archétypes entrent en action à chaque page : rangeant lui-même son roman dans la catégorie de l'onirisme, rubrique sentimentale, il ouvre par cette classification une brèche dans l'esprit du Lecteur qui, sans même s'en douter, livre sa conscience à l'impact d'une intention tout autre que celle annoncée : en effet, l'écrivain, ayant identifié certains invariants archétypaux, les mets en scène et en projette, sous couvert de « rêverie », les effets qu'ils produisent. Ainsi l'alliance existentielle entre Nastenka et son invisible amant évoque la connexion ontologique nous attachant à l'influx subliminal, informateur de nos existences, cette pensée « venue de plus loin »  dont nous recevons et attendons les instructions.
Les forces du destin sont constamment à l'œuvre dans ce roman d'exploration de la réalité métaphysique humaine, histoire qui nous renvoie vers nous-même : en effet, comme le narrateur, ou comme Nastenka, nous avons tous l'occasion, au moins une fois dans nos vies, d'éprouver la singulière beauté d'une rencontre déterminante avec le partenaire qui reçoit notre confidence et qui sait tout de nous : le narrateur ici est de toute évidence le Gardien de Nastenka, protecteur et garant de sa destinée, vecteur directeur en tension vers son accomplissement. Le subtil écrivain a dû relever la présence active de ces forces mystérieuses en scrutant le cours de sa propre existence ; aussi ce court roman n'est-il pas un récit onirique mais un véritable traité où le regard objectif d'un initié expose les effets, dans la vie, de la percutante rencontre de l'être avec son Gardien tutélaire. Pour Nastenka, comme pour le narrateur, il s'en suit une déflagration lumineuse de leur conscience soudain éveillées où l'amour s'impose comme la donnée intégrale conditionnant leur avenir, quand bien même ils ne vivraient pas ensemble.

3. Le film Saawariya
Le cinéaste Indien Sanjay Leela Bhansali a réalisé une adaptation de ce délicat ouvrage — Dostoïevski est loyalement nommé au générique. Un pari pleinement réussi, sous le titre « Saawariya »**. Dans les rôles principaux, la jeune comédienne Sonam Kapoor dont c'est la première apparition à l'écran ; Ranbir Kapoor, dans rôle du narrateur. Le cinéaste, célèbre pour ses films Devdas et Black, a inventé, pour le décors, une cité internationale fantasmagorique composée d'éléments architecturaux prélevés des capitales du monde, éclairée de lumières tantôt saturées et finement complémentaires, tantôt conditionnées par un bleu profond évoquant l'intériorité des univers mentaux propres aux personnages. Il met en scène non seulement la romance — indispensable support narratif — mais également, par des jeux de colorisation très recherchés, l'espace intérieur de l'âme éprise du sentiment amoureux. La ville utopique dans laquelle se déroule l'aventure est en réalité l'image de la cité cérébrale qu'explorent les personnages selon leurs déterminations archétypales. Tout ici est symbole, le moindre geste, le moindre regard : les yeux de Chakinah filmés en gros plan, son collier perdu puis retrouvé, le clocher de l'improbable tour à l'intérieur de laquelle tourne une horloge au cadran translucide — transparence du temps non mesurable face au temps de la vision intérieure où les êtres échappent à la subordination de l'espace. Tout ici s'offre au regard et demande à être vu, compris, décrypté. Les dialogues tantôt pointillistes, parfois explicites, s'expriment en un langage élégant et précis : celui des cœurs cherchant à se dire l'un l'autre ce qui cependant reste dans le domaine du non-dit.

4. La Chékinah demeure
Sous la caméra inspirée de Sanjay Leela Bhansali, Nastenka devient Chakinah. Le cinéaste a judicieusement choisi ce nom qui laisse entendre, à travers cette transposition, l'écho de la Chekinah, la puissance de la grâce spirituelle protectrice de l'être. Dans la tradition juive, la Chekinah incarne « la Présence » divine dans le monde — bien que Dieu ne soit pas de ce monde. La Chékinah fût-elle en exil, est « ce qui demeure », du verbe hébreu « chakan » : rester. Elle est ce qui persiste au travers du Temps, auquel elle n'est pas assujettie ; elle est la mémoire du temps, se donnant à lui-même le temps d'être. Ce que Miguel de Cervantès appelle « donner du temps au temps » — dar tiempo al tiempo***.
Elle est la Connaissance de tout ; elle est ce à quoi il s'impose de s'unir, dit le Zohar ; celle à qui la vocation d'amour incombe. Elle doit aimer et être aimée. Chekinah - Chakinah rencontre celui à qui elle peut raconter son histoire d'amour la liant d'une part à l'humanité, d'autre part à l'invisible donneur d'information dont elle ne peut se séparer. Cette double union ontologique suscite la vive émotion de celui qui l'écoute : lecteur-spectateur succombant à son tour à l'éthique supérieurement métaphysique de la relation.
L'interprétation de Chakinah que compose la comédienne Sonam Kapoor est stupéfiante, tant elle pénètre l'âme de l'héroïne littéraire et en restitue, sous l'éclairage sophistiqué des studios de Mumbai et la direction du réalisateur, toute la richesse. A quoi elle ajoute sa grâce personnelle et une fine intelligence tout au service du personnage et du concept incarné. Le mystérieux amant est subtilement interprété par Salman Khan, l'invisible informateur dont la présence rare, subreptice et puissante oppose au jeu fantasque du narrateur un contrepoint de forte densité. Le temporel, le monde factuel, son illusoire séduction quant à eux, sont interprétés par l'extraordinaire comédienne Rani Mukerji tenant le rôle d'une prostituée au grand cœur qui, sans cesse, alliée du narrateur, le protège de cela même qu'elle incarne d'envoûtante tentation. Elle est l'alliée du jeune couple qu'elle entoure d'une aura protectrice, se livrant elle-même à la déliquescence du monde, mais sans jamais lui sacrifier son être profond.
Ni le film, moins encore le roman dont il est issu, ne relèvent de l'onirisme, mais du réalisme le plus exact, où chaque image — verbale ou photographique —, chaque réplique pénètre l'esprit et y sollicite le commentaire attendu de sa révélation. Le film de Sanjay Leela Bhansali et le roman de Dostoïevski sont des œuvres de pure essence quichottienne.


* Féodor Dostoïevski, Les Nuits blanches, trad. André Markowicz, éd. Actes Sud, 1992.
**Saawariya, film de Sanjay Leela Bhansali, interp. Ranbir Kapoor, Sonam Kapoor, Rani Mukerji, Zohra Sehgal.
*** Miguel de Cervantès, Don Quichotte, chap. 71, vol. II, éd. Garnier, 1989, p. 1059.
 
Ce texte sera publié dans le volume 2 des Nouvelles Exégèses de Don Quichotte.
 

1 commentaire:

Rosée a dit…

Nous aimons au mieux dans la chambre secrète du coeur et comme cela est précisé dans le courrier qui doit être envoyé; aimer ne permet aucun pouvoir sur le coeur d'autrui .
Il suffit d'une occurence pour que le feu de l'amour se mette à briller chez chacun(e) ,nos rencontres sont des rencontres avec l'invisible .
Autrui est là pour nous le rappeler .
Le seul drame de la passion d'aimer est l'absence de la rencontre d'amorçage de ce feu .
A partir de ces constats , il est loisible de rencontrer des partenaires "passionnant(e)s .