Don Quichotte, DulZinea, et le Code
par D. Blumenstihl-Roth
A paraître bientôt, dans la série Nouvelles exégèse de Don Quichotte, le tome II :
1. Dulcinée est-elle le fétiche sexuel de Don Quichotte ?
Un psychanalyste de mes amis a émis cette idée. Dulcinée du Toboso serait le fruit du fétichisme cervantien qui idéaliserait une féminité dont il n'ose s'approcher, tant il redoute de voir son vrai visage. Cette thèse plus ou moins freudienne repose sur une lecture psychologique qui réduit la relation entre le héros et Dulcinée à un complexe dont j'ignore le nom, où le désir entravé d'un puceau fantasmagorise une femme laide pour l'élever en idole. J'ai dit au thérapeute que sa lecture est scientifico-suffisante qui vise à nier le rapport de l'être avec le concept de la Chékinah et qu'à mon sens, la sublimation quichottienne de Dulcinée ne s'explique et ne se justifie que par son rapport au sacré. C'est pourquoi Don Quichotte est dispensé d'une séance sur le divan.
Mademoiselle Aldonza Lorenzo (le vrai nom de Dulcinée) native du Toboso, n'est pas un fétiche : elle n'a pas son pareil pour « saler le cochon », et pour ce qui est de sa poitrine, qui n'est visiblement pas un fantasme, Sancho en est émerveillé. Elle crible le blé, monte à dos d'âne, et sait remettre les audacieux à leur place. Don Quichotte voit en elle une haute figure transcendée : elle incarne à ses yeux la grâce qui accompagne l'homme en toute circonstance. Elle est la Chékinah, selon la description même qu'en donne le Zohar et sans que nous l'ayons vue, elle devient nôtre. Nous acceptons volontiers « qu'il faut confesser, sans l'avoir vue », que « sa qualité est au moins celle de princesse puisqu'elle est ma reine et ma dame et ses charmes, surhumains, car en elle viennent se réaliser et se réunir tous les chimériques attributs de la beauté que les poètes donnent à leurs maîtresses… »
2. Mystères de l'amour !
— Aimez-vous ? demande Éone dans Phèdre.
Rude pièce de Racine qui laisse entrevoir les « fureurs de l'amour », mais aussi sa grâce. Don Quichotte ne connaît pas « Vénus et ses feux redoutables », mais lui aussi bâtit un temple pour cet amour et prend soin de l'orner. Si Phèdre nourrit un amour passionnel qu'elle croit coupable, désirant mourir d'un excès d'amour, Don Quichotte, quant à lui, s'adonne sans complexe à Dulcinée dans la chasteté la plus… téméraire, l'amenant à défier quiconque ne serait pas de son avis pour ce qui concerne l'adoration de sa dame de cœur.
Si le lecteur admet que Dulcinée soit le comble de la perfection, il se demandera cependant comment le chevalier va s'y prendre pour vivre cette passion : non pas en mourir ou s'en culpabiliser, mais convaincre ses interlocuteurs parfois férocement opposés à sa thèse.
3. Préférer DulZinea
Nous trouvons Don Quichotte attachant, sympathique, exemplaire : plutôt vertueux, parfois assommant, mais toujours chaleureux. Et souvent, nous voudrions l'aider, car ayant lu le texte, nous en connaissons l'intrigue avant le personnage. Nous voudrions l'avertir, mais lui, mieux que nous, connaît le codage dont il est… la marionnette. Nous voudrions l'aider à persuader les récalcitrants, qui encore aujourd'hui s'adonnent à Cassilda de Vandalie. Que ne préfèrent-ils Dulcinée, figure éternelle ayant éclaté la limite du roman où elle voit le jour. Elle n'est pas une image de « l'éternel féminin ». Elle est ce féminin, qui n'a pas besoin que l'on précise son éternité, s'agissant du concept de la grâce providentielle, accompagnatrice et partenaire en tout lieu et tout instant de l'être en voyage sur terre. Chékinah, du verbe Chakan, demeurer. Elle reste, demeure, ne quitte jamais, car elle est ce qui survit. Elle est le cœur palpitant de Durandart, qui continue de battre dans la caverne de Montésinos, elle est ce qui persiste, dans l'attente de la fin de l'exil — fin du désenchantement avant montée en lumière. Elle est ce que le kabbaliste appelle « le siège du monde de l'Emanation », ce sur quoi l'Emanation se pose avant de se répandre. Elle est ce à quoi « il convient de s'unir » précise le Zohar.
4. La Chékinah demeure
La Chekinah accompagne Don Quichotte, par-delà le roman dont ils s'échappent tous deux, et de cette escapade, hors des murs littéraires, ils entrent dans le domaine de la substance sacrée ; ils en deviennent intemporels par leur entrée au cœur de nos cellules cérébrales, au cœur de nos cœurs qui se reconnaissent en eux. Ainsi se construit le lien entre l'écrit et son inscription dans le vécu, dans le temps et l'avenir. Don Quichotte et Dulcinée sont éternellement devant nous : non pas souvenirs de lecture, mais point d'énergie émané du futur et nous tirant vers lui. La Chékinah non seulement demeure, mais conditionne le temps et l'incurve sous la tension de sa Présence. Elle soumet le présent à l'à-venir. Le non-encore vécu, déjà écrit, garantit son éternité.
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