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dimanche 20 juillet 2025

La lettre est la demeure du cœur, ou la prophétie de Guillaume Apollinaire par Dominique Blumenstihl-Roth

La lettre est la demeure du cœur * 

(ou la prophétie de Guillaume Apollinaire)

par Dominique Blumenstihl-Roth



1. Le moment viendra

Dans une lettre adressée à Jeanne-Yves Blanc le 30 octobre 1915, le poète Guillaume Apollinaire écrit : « Le moment de revenir aux principes du langage n'est pas encore venu, mais il viendra »**. Depuis les tranchées où il subit les bombardements ennemis, le célèbre « maréchal des logis du 38e régiment d'artillerie de campagne, 45e bataillon, du secteur 80 » griffonnait ces lignes sur « un chiffon de papier héroïque » ; rien ne le fera renoncer à l'Ecriture, ni le déluge du feu ennemi, ni sa grave blessure à la tête. Obstinément, il parie sur le grand retour des principes du Verbe exilé.

Le poète, convalescent, a pesé les mots avant de les adresser à celle qui fut, pendant la Première guerre mondiale, sa correspondante et confidente. Il lui parle de « revenir » aux principes du langage, signalant par là que ces principes existent, que nous avons pris nos distances avec eux, mais ce n'est qu'une affaire de temps : ils viendront, et donc reviendront. Mission du poète d'y travailler ! Et d'affirmer que le langage existe non seulement comme une technique de communication, mais surtout en tant que principe existentiel. Nous parlons, nous « causons », mais le principal « Principe » — au sens de prince ! — s'est absenté. Ou plus exactement, nous nous en sommes éloignés, préférant d'autres valeurs. Cependant, le Verbe, en tant que puissance cosmique, demeure.

 

2. La prophétie de Guillaume Apollinaire 

Répétons ces mots lumineux afin que nous les entendions deux fois : « Le moment de revenir aux principes du langage n'est pas encore venu, mais il viendra ». La prophétie — et c'en est une, puissante et significative, car venant d'un grand poète — a été discrètement glissée dans une correspondance privée pour n'apparaître au grand jour… qu'en 2023. Elle était restée confinée dans les archives familiales de la jeune femme d'alors, — décédée en 1970. Les échanges entre les deux amis sont connus, ils ont été publiés dès 1948, mais de nombreux courriers avaient été soit « arrangés », soit écartés, « caviardés » par pudeur, bien que Jeanne-Yves Blanc*** — ait toujours accepté, s'en amusant dans ses réponses enfin publiées, les assauts de virilité (épistolaire) du canonnier. Et voilà que le promeneur du Pont Mirabeau, un siècle après sa disparition, remonte sur le ring**** où la poésie livre son combat contre l'ignorance d'une humanité qui trop aisément jette l'éponge face aux forces entropiques de la négation. Une humanité qui gesticule, déblatère, fulmine, bombarde, nie, et surtout, rejette ce qui forme sa singularité : le Principe du langage. Le poète, heureusement, s'en souvient, l'appelle, le convoque.

La publication des textes intégraux de cette correspondance est un événement non seulement littéraire (enfin nous pouvons lire les réponses de Jeanne-Yves à l'audacieux marivaudage d'Apollinaire !) mais également de portée initiatique : cette seule phrase, touchant à la question des principes du langage situe le livret recueillant ces confidences dans une perspective transhistorique : annonce d'un événement touchant à la civilisation qui assistera au grand retour du Verbe, ses lois, sa grammaire, son Code. Et cela, au cœur d'échanges qui pourraient passer pour un badinage d'amants ! Le plus grand trésor se dissimule dans l'apparente banalité.

 

3. En quête du Principe du Langage 

C'est au subtil poète et chercheur Pierre Caizergues que nous devons la (re)découverte et la publication de ces lettres mises au jour, parmi lesquelles cette magnifique promesse écrite un 30 octobre (anniversaire de Paul Valéry). Les éditions Fata Morgana ont tiré 700 exemplaires de ce précieux ouvrage : chiffre significatif, évoquant la lettre Noun dans sa forme finale, qui signale l'humanité parvenue à un stade évolutif non achevé, car il reste encore, au-delà du Noun, un large espace à découvrir. Un espace « deux doigts au-dessus de la poésie », celui de la Connaissance initiatique que Don Quichotte, au chapitre 18, volume I, propose au jeune poète don Lorenzo d'explorer : « laissez le sentier de la poésie, quelque peu étroit, et prenez le très étroit sentier de la chevalerie errante » conseille-t-il au chercheur de vérité. La poésie ouvre le chemin, mais elle n'est pas l'aboutissement ; elle pressent toutes les nécessités, lance ses appels de loin, et cependant demeure, dans sa modestie, sur le pas de la porte, sachant que la grande élucidation n'est pas de son ressort. Le poète allemand Christian Morgenstern (1871-1914), contemporain d'Apollinaire, cherchait, lui aussi ces « principes du langage » : trouver la langue du vrai, « sachant toutefois que le lieu poétique n'est qu'une escale. » Selon lui, l'étape du « cristal translucide doit être dépassée. Elle n'est pas la dernière pensée du Moi. Et sa lumière n'est pas ultime. Malheur à qui voudrait la considérer comme un temple accompli… »*****

Espace que l'humanité — nous-même, assoiffés de vérité ! — doit conquérir en s'appuyant sur les forces du Verbe faisant retour, nous propulsant vers l'exsudation du sens, la libération du Principe et son explication. « Le temps n'est pas encore venu, mais il viendra » dit le poète au début de la conflagration mondiale : un siècle plus tard, nous pouvons affirmer que ce temps est désormais advenu, il est là, nous y sommes. Preuve en est le « retour » de la phrase prophétique écrite en 1915, son édition par les soins d'un autre poète, et ici même, sa mise en perspective et explication au regard du Principe dont il parle, explication se trouvant dans un ouvrage qui ouvre sur l'accomplissement du Temple du Langage.


4. Principe, Alphabet et Langage

Les lecteurs de Dominique Aubier auront remarqué que les termes composant le titre de son ouvrage, publié en 1966, « Le Principe du Langage ou l'Alphabet hébraïque »****** se retrouvent, pour leur première moitié, dans la lettre prémonitoire d'Apollinaire. Les mots du poète furent adressés à une femme, elle-même autrice, ils ne pouvaient être repris que par une femme dont l'amie d'Apollinaire était la préfiguration symbolique. Cette « autre femme », correspondante, à l'image de Jeanne-Yves Blanc, répondrait, le moment venu, à l'appel lancé en 1915, et en compléterait le propos par une précision : si le poète parle de ces principes, au pluriel — les lois du langage — dont il attend le retour, Dominique Aubier en conçoit la synthèse unitaire conduisant au retour du grand principe universel au singulier : Principe du Verbe par quoi l'humanité Une et rassemblée se reconnaît, tout en respectant la fantastique diversité de ses adaptations locales. Pressenti par le poète, ce Principe se soutient, en tant que Code écrivant l'essence des Lettres, du langage, de la Parole, donc de l'Humain.




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Notes :

* Guillaume Apollinaire, lettre à sa marraine, Correspondance avec Jeanne-Yves Blanc, établie par Pierre Caizergues, lettre du 19 novembre 1915. Ligne écrite en « calligramme », construite autour d'un « X », éd. Fata Morgana, 2023, p. 56.

** Idem, lettre de Guillaume Apollinaire, datée du 30 octobre 1915, p. 41.

*** Jeanne Brun, née à Cognac en 1886, morte à Paris en 1970, professeure de lettres, signe Yves Blanc son premier roman Histoire de la maison de l'Espine.

****Allusion au recueil de Pierre Caizergues, Des ombres blanches et Un boxeur noir, éd. Pomarède et Richemont, 2022.

*****Christian Morgenstern, (qui mérite assurément ces cinq étoiles) : Toi et Moi, suivi de Nous trouvâmes un Sentier, trad. et préface D. Blumenstihl-Roth, p. 14, éd. Delarosa /DBR 2018.

****** Dominique Aubier, Le Principe du Langage ou l'Alphabet hébraïque, éd. Mont-Blanc, 1966, rééd. M.L.L. 2002. Ce livre établit l'équivalence fondamentale entre les deux données ontologiques, Principe et Alphabet, où l'écriture gravée (Harout) des Lettres données au Sinaï, Exode 32, 16, proclame le premier principe de l'humanité : la liberté (Hirout). Les deux termes hébreux s'écrivent au moyen des mêmes lettres, et peuvent se prononcer des deux manières, n'étant pas figés par la contrainte fixatrice qu'imposeraient des voyelles, dont tout le monde sait que cet alphabet n'en contient pas. C'est un des principes du langage de permettre au mot une libre polyvalence de sens allant vers une maximalisation de son intelligibilité. Principe d'ultra-poésie !

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