Rechercher dans ce blog

Translate

lundi 12 décembre 2022

De Don Quichotte à Albert Einstein. Par D. Blumenstihl-Roth

 

Dans Don Quichotte, la femme voilée, tête enveloppée d'une large coiffe, apparaît au chapitre 37, t. I. C'est Zoraïda, dont le « costume et son silence nous font penser qu'elle est ce que nous ne voudrions pas qu'elle fût ». Elle est venue en Espagne après un long périple, emmenée par un jeune homme originaire des montagnes de Leon : « EN UN Lugar de las montañas de Leon tuvo principio mi linage »… A la demande de Dorothée, elle détache son voile et découvre son visage (« elle portait une almalafa qui la couvrait des épaules jusqu'aux pieds »), puis rejoint le groupe des femmes entourant le Quichotte à l'auberge. Elle fait chambre commune avec Dorothée et Luscinda. Beau trio de femmes, Dorothée la trouve plus belle que Luscinda et Lucinda la trouve plus belle que Dorothée, « et, comme la beauté a toujours le privilège de se concilier les esprits et de s'attirer les sympathie, tout le monde s'empressa de servir et de fêter la belle Arabe… » 

Avantage pour Zoraïda d'avoir ôté son voile, elle montre aux générations (Et-Doro) la lumière (Luz) émanant de la vérité dès lors qu'elle renonce à toute forme de voilement intermédiaire. Son nom même, Zoraïda, évoquant la fleur, Zohra, évoque l'idée de floraison, donc de libération évolutive du bouton éclot : fleur vue de tous dont les pétales se déploient et s'épanouissent en présence du Quichotte. Vérité s'ouvrant librement, sans contrainte. Zoraïda enlève son voile sans que personne ne l'y oblige. C'est que le temps est disposé à recevoir la fleur qui se donne, échappée de l'ancienne enclave religieuse qui la maintenait sous le voile : le territoire du Quichotte — l'Espagne, Séfarad — s'y prête, tout comme la France, Tzarfat, se prête à en concevoir l'explication.

 

Pour le Quichotte, rien de ce qui est visible n'est enfermé dans l'apparent. « Il faut convenir que ceux qui ont fait profession dans l'ordre de la chevalerie errante voient des choses étranges, merveilleuses, inouïes. Sinon, dites-moi, quel être vivant y a-t-il au monde qui, entrant à l'heure qu'il est par la porte de ce château, et nous voyant attablés de la sorte, pourrait juger et croire que nous sommes qui nous sommes ? Qui dirait que cette dame assise à mes côtés est la grande reine que nous connaissons tous, et que je suis ce chevalier de la Triste-Figure dont la bouche de la Renommée répand le nom sur la terre ? »

 

Les sciences, quant à elles, restent abasourdies de ce que l'œil donne à voir du réel quand un phénomène ne répond pas à la logique de l'évidence que construit la projection linéaire. Que penser quand ce qui se produit ne correspond pas à l'attendu logique ? Si Pablo Picasso trouvait que la vue pouvait être vicieuse, peut-être cela résulte-t-il du fait qu'elle est viciée par des interférences qui en manipulent l'intelligibilité ? C'est toute l'affaire de « la chute des corps »… un dossier insolite où la perception du monde se heurte à la non-évidence du réel, exigeant une émancipation de la pensée hors de ses routines. La folie semble au rendez-vous — théorie des quantas convoquée, inavouablement proche de la Connaissance et du Quichotte : « qui pourrait croire que les choses ne sont pas ce qu'elles paraissent ? »… En effet, abstraction faite des forces de résistance de l'air, deux corps, quel que soit leur poids, précipités au même moment du haut d'un point élevé, tombent à la même vitesse et touchent terre au même moment. Prenez une boule de plomb de 300 grammes dans une main et dans l'autre un œuf de 30 grammes. Lâchez-les du haut de la Tour Eiffel (en veillant qu'il n'y a personne en-dessous) et vous constaterez que les deux objets s'écrasent sur le sol à la même vitesse, au même instant. L'instinct, le « bon sens », notre perception de l'évidence s'opposent à cette réalité. Il nous paraîtrait « normal » que la boule de plomb de plomb de 300 grammes tombe 10 fois plus vite de l'œuf de 30 grammes. Il n'en est rien. Ils tombent à la même vitesse, indépendamment de leur poids.

Mystère ! Galilée en a été intrigué et a réalisé scientifiquement l'expérience du haut de la tour de Pise. Le grand savant, éberlué, en a fait le constat objectif, mais n'a pu fournir aucune explication. Il faudra attendre pendant trois siècles pour qu'enfin « la lumière fut » et qu'Einstein se saisisse de l'énigme. Son explication occupe un bel opuscule tout en démonstrations et équations qu'il m'est impossible de restituer, moins encore de comprendre, toujours est-il qu'en conclusion il déduit que si les objets lâchés dans le vide tombent toujours à la même vitesse, cela est dû au fait qu'en réalité, bien qu'ayant perdu tout support ou point d'attache, ces derniers ne tombent pas. Il n'y a pas de chute. La pomme de Newton, détachée de son arbre, n'est jamais tombée sur la tête du savant et les objets que Galilée lançait depuis la célèbre tour penchée n'ont jamais chuté. Comment est-ce possible ? Car enfin, ils ont bien fini par toucher terre. Quel est ce délire ? Enfantin, réplique Albert Einstein, la réalité n'est pas telle que nous la percevons, mais telle qu'elle est. Les choses « touchent terre » toutes à la même vitesse, c'est là une réalité, mais l'idée qu'ils « tombent », est précisément une idée, une croyance qui se dérobe de la réalité. L'étreinte de nos perceptions est si forte que nous ne parvenons pas à concevoir que le réel est d'une tout autre étoffe que celle des représentations que nous en avons. L'artiste en était conscient : « nous préférons nous imaginer que nous pensons, en adoptant ce que les autres disent, ou considérer comme bon ce qui nous est habituel… »

 Les objets « tombent » parce que depuis des millénaires on nous raconte que les choses se passent ainsi, et nous croyons qu'il est bon d'y croire. La science cependant — quand elle n'est pas contaminée par cette convention des croyances dont elle est parfois elle-même à l'origine — se dresse contre la pseudo-évidence que les rhétoriques du « bon sens » peignent avec tout le lyrisme dont l'imaginaire est capable. Non, les objets ne « tombent » pas. Le propos semble fantasque, insoutenable fantaisie d'un esprit déloyal…

Einstein démontre que deux objets séparés de leur point d'attache — deux pommes par exemple — restent en réalité « suspendues » dans l'espace-temps et que rien ne les tire vers le bas. Si tel était le cas, chacune d'elle chuterait, selon la loi de la gravitation, à une vitesse proportionnelle à son poids. Or il n'en est rien. Le poids n'interfère pas. Il se produit en conséquence l'impensable : c'est la terre qui monte vers les deux objets. La boule de plomb et l'œuf détachés restent suspendus et sont « rattrapés » par la terre qui vient unilatéralement à leur rencontre, à la même vitesse et qui les heurte au même instant. En d'autres termes, ce n'est pas moi qui avance vers mon futur, mais mon futur qui vient vers moi et me capture dans mon présent, lui imposant la direction vectorielle de sa courbe inscrite dans le temps, constamment en fuite. Ce n'est pas mon passé — mon poids — qui me conditionne, mais mon avenir venant sans cesse à ma rencontre qui expédie mon actuel dans le devenir.

 

Vision extravagante tout à l'opposé de notre expérience. L'idée que nous nous faisons du réel est sévèrement conditionnée par la narration que nous en faisons et colportons en autant de certitudes si bien que nous préférons considérer toute nouvelle perspective comme un charmant exotisme issu d'un esprit farfelu. La thèse d'Einstein, déroutante en soi, s'appuie sur la précision de la pensée poussée à un maximum de pertinence. Sa théorie générale de la relativité rencontre aisément la pensée du Quichotte, pour qui aucune chose n'est comme elle semble être. La pomme, donc, ne tombe pas. C'est la terre qui, se projetant vers le fruit dès lors qu'il est détaché, le heurte de plein fouet. Cela signifie que la terre est en perpétuelle entropie vers les choses qu'elle heurte et absorbe, à vitesse constante… et pourtant, elle ne semble pas « grossir » à mesure qu'elle fuit… L'imagination est soumise à rude épreuve, et le génial tireur de langue et prix Nobel nous exténue à concevoir une extension énergétique permanente de la terre. De quoi reconditionner toutes nos catégories mentales, d'entrer dans un univers « autre » : il nous invite en quelque sorte à ré-enchanter le monde, nous arracher de l'ordinaire de la cantine pour fréquenter le palais de Luculus. Fin de la fausse idéologie du temps linéaire, sa théorie exorcise notre soumission à l'évidence des choses vues. C'est tout le débat du fameux « plat à barbe » qui s'ouvre là, éternel questionnement face au réel que Don Quichotte a soulevé. 

« Cette pièce qui est devant nous son seulement n'est pas un plat à barbe de barbier, mais elle est aussi loin de l'être que le blanc est loin du noir et la vérité du mensonge… »

 L'objet est-il ce qu'en dit le barbier ou ce qu'en affirme le Quichotte ? Le chevalier ne s'amuse pas, dans cette affaire, à tricoter un calembour : pour lui cet objet est ce qu'il dit, non pour contrarier son adversaire, mais parce que sa parole dit vérité et que cette vérité, prononçant le mot « Baziah », ne peut être mise en cause. Le même débat se poursuit, dans l'auberge, à propos du bât de l'âne. Cette auberge qui n'est auberge que pour le non-voyant, car elle est, aux yeux éclairés du Quichotte, un château enchanté. Qui oserait le contredire en recourant à la platitude telle qu'elle se projette sur nos pauvres rétines inversantes du réel ? La vue du Quichotte rétablit le vrai, réorganise le monde, prononce une parole qui commande à la chose vue. « Ceci est » parce que « tout ce qui s'y passe se règle par voie d'enchantement. » Ne désirant pas rester seul dans sa certitude, il interpelle ses compagnons de voyage, tous « gens de qualité », extrêmement raisonnables : le voici prudent et ne forçant l'opinion de personne : « donner mon avis, ce serait m'exposer à un jugement téméraire… » Aussi préfère-t-il s'en remettre à l'avis éclairé de témoins : « quant à déclarer si ceci est un bât ou une selle, je n'ose point prendre une sentence définitive, et j'aime mieux laisser la question au bon sens de vos grâces… » S'adresserait-il à nous, lecteurs désormais prévenus ? Ceci est-il ce que j'en dis ou est-il tout autre chose ? Don Fernan interroge les amis du Quichotte rassemblés dans l'auberge, consultation très démocratique dont la réponse au barbier ne tarde pas : « En dépit de vous et votre âne, ceci est une selle et non un bât, et vous avez fort mal prouvé votre allégation. » Victoire du Quichotte, et partage de son point de vue désormais accepté de tous. Nous ne saurions en débattre plus longtemps, ni revenir en arrière sur ce qui est désormais devenu consensus.

Ayant fait de nos yeux des lanternes, le monde « qui est » s'évade de nos obsessions. Fin des obséquieux archaïsmes de la pensée, c'est la terre qui vient à nous quand nous croyons chuter, et elle ne nous lâche pas, quitte à s'écraser sur nous. De même n'est-ce pas elle que nous polluons, mais c'est elle qui déverse sur nous nos propres ordures en pleine figure. Ce n'est pas nous qui la brûlons, c'est elle qui nous expédie dans la fournaise de son incendie. Ce n'est pas nous qui la méprisons, c'est la terre qui nous jette à la figure tout le mépris qu'elle a de l'humanité qui croit en son pouvoir de la détruire. Ce ne sera pas nous qui la détruirons, mais la terre qui, se précipitant sur chacun de nous à la même vitesse, nous engloutira dès que nous lâcherons le point de suspension spirituel auquel nous nous accrochons si pauvrement…
 
 
A lire :

Aucun commentaire: