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samedi 14 septembre 2024

De Don Quichotte à Gershom Scholem, par D. Blumenstihl-Roth

De Don Quichotte à Gershom Scholem


De nombreux livres rabbiniques développent des approches philosophiques, hauteurs réflexives captivantes, adossées aux concepts d'éthique et de morale. Cependant, « pour être Juif, il ne suffit pas de servir Dieu par l'exercice des vertus morales… » écrit le Rabbin Elie Munk. En effet, précise-t-il, l'Alliance a d'autres exigences car étant conclue avec Dieu, elle demande une « obéissance librement consentie à la Loi, car Lui seul connaît le secret de l'harmonie universelle sur laquelle repose le salut du monde ». Cette phrase aux accents quichottiens pose la question de l'éthique, de la morale. Est-il besoin d'être juif pour se raccorder à ces valeurs ? Un chrétien peut tout aussi bien les adopter et observer ce code de conduite qui ne constitue pas la spécificité du judaïsme. En quoi consiste alors le fait d'être juif ? N'est-il pas suffisant d'être homme, tout simplement ?

La morale, l'éthique, pour le judaïsme, se situent dans l'Alliance, s'agissant du contrat établi entre Dieu et l'Humain, fondé sur un rapport réciproque entre l'être et la Loi. Quelle est cette Loi qui serait à même de gérer « l'harmonie universelle » ? Selon la Tradition, cette Loi n'est pas à inventer, elle est donnée, écrite en toutes Lettres, dans le texte biblique. Pour en prendre connaissance, il suffit donc, en substance, d'adopter l'attitude de Sancho Panza, tout disposé à la recevoir. Bien qu'il soit analphabète — en cela à l'abri de tout encombrement éditorial — il n'en est pas moins attentif à la chose écrite. Il est illettré mais le monde des lettres lui est accessible, par l'oreille, pour peu qu'il trouve un lecteur compétent qui reverse l'univers lettrique silencié en parole audible. La Loi veut non seulement être lue, mais entendue. Sancho incarne cette attitude du « bon entendeur ». Il veut en effet connaître le contenu de la missive que Don Quichotte adresse à Dulcinée : « Lisez-la moi, je serai bien aise de l'entendre, car elle doit être faite comme en lettres moulées ».

Mystérieuse lettre que l'écuyer écoute attentivement. Si le monde de l'écrit lui échappe, Sancho n'en est pas moins homme de lettres entendues dont l'audition affûtée capte l'immédiateté des finesses subliminales. Il s'écrie en effet : « Voilà bien la plus haute et la plus merveilleuse pièce que j'aie jamais entendue. » Qu'a-t-il compris au travers du discours apparent ? 

Un texte ne s'ouvre que si la bonne clé en actionne la serrure, et ne se donne que si le mécanisme de l'intelligibilité est dégagé de toute oxydation. Dès lors, ne pas se contenter de lire au sens littéral quand la narration aux imbrications multiples propose une tension libératrice des symboles !

Toucher au sens ultime des lettres, Sancho en est capable. Il ne dévoile cependant pas ce qu'il a entendu par-delà le texte en apparence plutôt naïf de la lettre quichottienne. C'est qu'il est prudent, notre écuyer, ayant appris à ne pas divulguer la part qui échoit au lecteur des temps futurs : « ce ne sera pas par moi qu'on découvrira qui nous sommes », dit-il malicieusement au chapitre 31, tome II.

Engagé au côté de son Maître, il reçoit une formation intellectuelle privilégiée dispensée au quotidien par Don Quichotte ; en cela Sancho Panza peut dire qu'il bénéficie d'une investiture particulière que le destin lui aura réservée. Etre le disciple de Don Quichotte ! Sublime promotion valant tous les doctorats universitaires.

Et parlant d'université, je pense à Gershom Scholem (1897-1982). Un immense savant et historien du judaïsme. Il a fourni un travail impressionnant qui rassemble presque tout ce qui a été publié sous l'entrée des études hébraïques, depuis le Sefer Yetsirah au Zohar, si tant est que l'on puisse répertorier exhaustivement la bibliothèque hébraïque et ses millions de volumes, imprimés ou manuscrits. Il a consacré sa vie à l'étude des Textes ; ses ouvrages font autorité pour ce qui est de l'histoire de la kabbale hébraïque. Il est l'auteur de travaux considérables sur la kabbale provençale autour d'Isaac l'Aveugle, et d'une recherche sur l'histoire de la kabbale en Espagne où il sonde le Sefer haTemounah et les textes d'Abraham Aboulafia. Il exploré l'univers des kabbalistes espagnols, préparé une thèse de doctorat qu'il pensait consacrer à la métaphysique du langage de la Kabbale. 

Modestie d'homme de science accompli, il a regretté ne pas avoir réussi à pénétrer le codage des textes kabbalistes qu'il fréquentait. Il en connaissait l'itinéraire historique mais il est resté — il le dit lui-même — au seuil de l'énigme du Principe d'Absolu dont l'identité lui demeurait impénétrable.

Ses travaux sur Judah Halévi, Maïmonide, Nahmanide, ses recherches sur les séphiroth, les lettres hébraïques, sa réflexion sur les questions théologiques et l'expérience prophétique lui valent l'admiration méritée des critiques, d'autant qu'il était persuadé inspirée que la renaissance du peuple juif dans sa terre ne pouvait avoir de chance de réussir qu'à partir d'un « renouvellement de sa tradition livresque, d'une vaste campagne de publication de ses trésors cachés dans les bibliothèques. »


Dès 1927, il publia une bibliographie cabalistique. Il apparaît dans cette recension que son enquête sur les kabbalistes espagnols ne franchit pas la date dramatique de 1492 qui marque à ses yeux, un puissant arrêt, avec transfert de l'enseignement vers les grands centres culturels d'Orient. Son attention se reporte dès lors vers les exilés de l'école de Safed. Il produit également une étude historique de Sabbataï Tsevi, une passionnante biographie de cet inspiré insolite, contemporain de Cervantès. Faute des clés de lecture, le chercheur cependant ne parvient pas à percer le voile qui recouvre le langage allégorique et les mises en scènes symbolique de cet extravagant rabbin qui fut considéré, un temps, comme le messie attendu par les communautés exilées d'Orient. C'est qu'il manquait au grand savant du judaïsme… Don Quichotte prophète d'Israël, l'ouvrage-clé qui réalise la jonction de la kabbale avec la continuité post-exilitique ! Publié du vivant de Scholem, lui fut-il connu ? En fut-il informé qu'il aurait sans doute appuyé de toute son autorité le résultat de cette investigation, à moins qu'inhibé par la puissance même de Don Quichotte qui ne voulut se faire connaître de lui, il fut maintenu à l'écart de la confidence. Gershom Scholem resta-t-il timoré, en retrait, n'osant ouvrir l'extraordinaire chapitre de la pensée prophétique de Don Quichotte dont il ne se crut pas en mesure de l'aborder ? Subissait-il une seconde fois un renoncement confirmant celui qui l'avait touché dans sa jeunesse quand il abandonna sa thèse sur la métaphysique du langage de la Kabbale pour lui préférer « un travail non moins complexe mais plus facile à mener, consacré à l'archétype de la cabale théosophique, le Sefer haBahir. »

 Subissait-il de la part de Don Quichotte l'occultation d'un secret se refusant à lui ? 

La rencontre de Gershom Scholem avec Don Quichotte ne put se réaliser, non pas en raison d'une défaillance d'acuité intellectuelle de la part du chercheur, mais en raison de la démarcation ontologique qui se trace à cet endroit où l'érudition savante ne rencontre pas l'investiture initiatique : la bibliothèque du savant embrassait un vaste inventaire de la culture judaïque mais n'ouvrait pas sur le Siècle d'Or espagnol post exilitique de 1492 et n'imaginait pas qu'il pût produire, sur place, en parallèle des efforts de Louriah, son contemporain de Safed, un irréductible Quichotte d'essence messianique, amant d'une Dulcinée à motif de Chekinah, dont l'énergie se propulserait vers la France (Tzarfat).
 
 
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