Voici un texte inédit de Dominique Aubier.
L'Allié. Rencontrer et maîtriser son Allié.
(Ce texte est la suite de « comment trouver son Allié » paru dans Inédits 1. et sera publié dans le tome II Inédits 2.)
Contre une indication de l'Allié, aucun raisonnement n'a de force. Pour le comprendre, il faut évidemment savoir ce qu'est ce guide. Don Juan, le sorcier yaqui dont Carlos Castaneda nous a transmis les leçons, traite longuement de ce concept sans en dévoiler le secret. Il plaint la personne qui n'a pas d'Allié : elle ne dispose pas de l'espion commode qui lui montre du doigt les faits qui intéressent sa vocation.
Il s'agit, bien sûr, d'une notion intelligible dans le système de pensée fondée sur le principe d'unité. C'est le modèle absolu qui, par son organisation et son fonctionnement, donne passage à une telle phénoménologie. Sans cette base, impossible de comprendre qu'une force d'expression particulière hante l'existence d'un être et s'y manifeste avec régularité. Il faut se référer à la nature corticale de toute structure pour admettre que deux hémisphères soient toujours à considérer dans toute entité. Une énergie unique — celle du verbe — s'y déplace au mouvement continu d'une ascension cumulative. Le mouvement est toujours le même. Il va de l'information vers la chose. Vérité qu'exprimait déjà Djalâl-od- Dîn Rûmî dans son célèbre MATHNAWI : « Le commencement qui est une pensée s'achève en action ; sache que telle a été de toute éternité la construction du monde ».
Dans son incessant battement droite-gauche, au rythme grimpeur de l'Echange Latéral, l'influx énergétique éveille des situations du ressort de l'Allié. Phénomène inévitable dans la vie d'un être dont l'organisation est établie sur le modèle cortical. Tout individu possède un Allié — au sens initiatique du terme — qu'il s'en soit ou non aperçu. Ce qui permet de le repérer c'est la constance avec laquelle il apparaît comme signe marqueur de la logique d'un sort. La sensibilité est normalement frappée par la présence répétitive et obstinée d'un tel élément. Il n'est pas d'être humain tant soit peu attentif à ses faits qui n'ait remarqué la fidélité, l'assiduité avec laquelle une donnée invariable — chiffre ou objet — s'obstine à surgir dans son histoire, à l'angle de certains épisodes généralement du ressort du quotidien. D'être inséré dans ce qui semble banal et, pour quelques pseudo-spiritualistes de trop, dans la vie ordinaire fait que l'attention ne pèse pas sur ces effets mais la mémoire s'en émeut. L'aile de l'Allié est passée par là.
Au reste, ce n'est pas un concept nouveau. La religion chrétienne l'a toujours défendu, parlant de bon et de mauvais anges. L'Allié est d'abord l'inspirateur hostile puis, à la suite d'un événement crucial, il devient le serviteur docile. La dénomination d'Allié implique la seconde modalité opérationnelle. Mais son existence, elle, est due à la symétrie qui agit entre les deux hémisphères et au rôle que l'inversion y joue. Le mauvais ange apparaît côté Indirect. Le bon ange, lui, ne quitte pas les rives du côté Direct. L'un est l'état matériel de l'autre. Le mauvais ange n'est jamais que la trace inversée du dire initiateur qui prend forme dans l'espace à trois dimensions et y inscrit son roman. Le mauvais ange est ainsi dit parce qu'il traduit à l'envers les informations dont il est le porteur. Son génie contradictoire nous accompagne aussi longtemps que la structure de notre vie s'édifie sur la dualité. Il est particulièrement pressant, dans sa force réversible, lorsque l'inversion est puissante, ce qui n'est pas constant. Il dispose alors de la puissance maximale pour nous inciter à sortir de la voie droite, à vagabonder en dehors de la perspective rapide, à nous perdre sur les bas-côtés. C'est pourquoi, dans une existence, il y a des phases typiques où la tentation de « mal faire » surgit avec l'occasion de la satisfaire. En vertu de ce dispositif, dont tout être humain subit la contrainte, il existe, pour chacun de nous, une manière de péché familier.
Toutefois, pour chaque individu, cette puissance incitatrice et démonstrative présente un caractère particulier. Cette spécification devient le sceau qualitatif d'une existence.
Cette détermination initiale, la doctrine initiatique la considère comme responsable du sort, du destin, de la vocation de l'individu. La thèse selon laquelle tout est verbe et vibration dans le réel laisse entendre qu'un mot ait pu animer la fécondation à l'instant où un spermatozoïde s'unit à un ovule. Ce mot insuffle une sémantique à l'être qui en naîtra et en vivant s'en fera le résonateur. Et comme tout homme s'érige sur le modèle de la dualité droite-gauche, au plan de son cerveau comme à celui de la somatisation corporelle et événementielle, ce mot fondateur subira le traitement de la dualité.
Lorsqu'il résonne côté manifeste et romancier des choses de la vie, il devient l'inspirateur officiel des actions concrètes. Le bon ange a moins de réalité : il n'apparaît pas dans le champ existentiel. L'Allié, c'est le mot fondateur qui s'exprime par raccord concret avec les choses, tout au long d'une existence pétrie d'événements. Il bénéficie de la force qui s'accorde ontologiquement à tout ce qui relève de l'hémisphère Indirect. La procédure spatialisante qui s'y manifeste fait que le mot fondateur s'enrobe en fin de compte dans une excroissance vivante. Le volume de cette dernière sera 85000 fois plus grand que le propos d'origine — rapport que j'emprunte à titre d'indication analogique au volume de l'ovocyte féminin par rapport au spermatozoïde viril.
Les initiés identifient très vite la particularité de cette résonance au sein de leurs événements. Ils en surveillent avec intérêt les manifestations. Toujours concrètes et ponctuelles, elles balisent en fin de compte les points stratégiques de leur sort. Ils savent comment traiter le phénomène. Le principe de l'inversion leur est connu, ainsi que les sites où il s'exerce en fonction d'une intensité dont ils connaissent également la courbe de variation. Faisant jouer ces coordonnées, ils redressent aisément la valeur du signal que donne la présence de l'Allié. Pour eux, l'Allié n'est plus l'Hostile. Il est au contraire la plus secourable des forces. A sa présence, l'être de Connaissance identifie ce qui appartient véritablement à son sort.
Il en surveille l'apparition au niveau du banal, du quotidien, dans la simplicité facile à décrypter d'une anecdote qui correspond à la prise de copie. L'Allié n'est jamais aussi aisément repérable qu'au niveau de cette phase intermédiaire. Ce lieu moyen de la progression historisante est l'endroit idéal où surprendre sa résonance. C'est qu'en cette phase de la construction événementielle, il est encore possible d'intervenir. A partir de là, la dichotomie évolutive ouvrira deux voies opposées à la réalisation du même. La conscience peut prendre note des éléments en jeu et les infléchir dans le sens qui lui semble le meilleur.
Attendre qu'un événement en solidifie le thème revient à renoncer à son libre-arbitre. Aucun être de Connaissance n'accepte de sacrifier la part de liberté que le déterminisme cosmique lui offre. C'est pourquoi il entretient un dialogue incessant avec son Allié. Il a transformé son Hostile en délateur docile. L'Allié devient alors le mouchard dont les renseignements infaillibles lui permettent d'avoir l'intelligence de son sort et la maîtrise de ses événements.
L'Allié s'inscrit, à l'échelle de la vie individuelle, dans une forme de guézara cheva, cette loi de l'herméneutique talmudique, redécouverte par Freud, selon laquelle un mot voyage dans une structure évolutive, en y insérant toujours son sens premier.
Moi-même j'ai un Allié. Mais rien n'est plus fascinant que connaître celui d'un tiers. Percer la nature de l'Allié, dans un être, c'est toucher au mystère de son destin. L'appartenance à la voie royale de la descente kabbalistique en était à mes yeux l'élément dynamique. Dans cette perspective, l'Allié ne pouvait qu'être l'argent. Nous le savons, bien, du reste, même si c'est sous couleur de critique. L'antisémitisme a toujours tiré argument de l'aisance avec laquelle le peuple juif est associé à la manipulation bancaire de l'argent. C'est l'envers de sa vocation qui est de mettre la Connaissance en langage parlé. On ne censure pas ce genre de valeur. C'est moraliser stupidement à l'égard d'une donnée ontologique dont chaque peuple trouve la réalité, sous une forme différente, dans son propre génie. Ainsi de tout individu, à une moindre échelle.
— Depuis quand le savez - vous que l'argent est votre Allié ?
— Je l'ai toujours su.
— Qui vous l'a dit ?
— Mon corps.
Avec ce rien d'outré qui est la marque subtile de son sens du comique, elle a pris le ton du récitatif. Pour dire qu'enfant, elle vivait chez ses arrière-grands-parents. Elle les adorait. Son aïeule gérait l'argent du couple. Chaque jour, elle posait une pièce de quarante sous sur le bord de la commode, près de la porte, afin que son mari la prenne, sans qu'il ait à demander et elle à donner. Un jour, en partant à l'école, sa main, la gauche, a pris la pièce. C'est sa main qui l'a prise. Elle n'a jamais eu l'intention de voler. C'est elle qui, toute seule, de son propre mouvement, comme à l'extérieur de la conscience, s'est permis de voler.
Dehors, avec ce trésor dans sa paume, elle a éprouvé un sentiment de puissance tel qu'elle a eu l'impression d'avoir trente centimètres de plus. Le soleil avait un éclat inhabituel comme s'il brillait tout exprès pour la féliciter. « J'étais vivante avec une intensité magnifique », précise-t-elle. Puis elle reprend son récit, sans la moindre vergogne, sans la moindre gêne à l'égard de l'immoralité.
Elle avait l'habitude d'aller dire bonjour à sa mère. Ce jour-là, avant de la rejoindre, elle a caché ses quarante sous dans la buanderie. Elle s'attendait à voir arriver son aïeule les poings faits. Qui avait pu prendre l'argent ? On la fouille. Rien. Sa mère la défend âprement.
— J'étais fascinée par sa certitude. Comment pouvait-elle être à ce point sûre de moi ? Ma grand-mère, elle, quoique sans preuve, savait que j'avais commis le larcin. Elle était frustrée de ne pas m'avoir surprise en flagrant délit de mensonge et de vol. Mais elle ne m'a pas chassée de chez elle. Sans mot dire, de dimanche en dimanche, elle a simplement récupéré les quarante sous sur mon argent de poche. Je l'ai regardé faire sans me plaindre. Nos mutismes étaient à la même hauteur. Ce qui m'a appris que l'argent était quelque chose de spécial dans ma vie, c'est le sentiment de triomphe qui m'a envahie au moment où j'ai récupéré mes quarante sous. Personne n'avait songé à m'épier. J'ai eu la présence d'esprit de m'en assurer. Dans la rue, quelque chose s'est mis à flamber en moi, la sensation de détenir un pouvoir magique. Je n'avais aucun regret, pas le moindre remords et pourtant, j'ai aimé ma grand'mère au point de pouvoir dire qu'elle a été la femme de ma vie. Eh bien, l'Allié se manifestait pour la première fois dans son art et sa nature.
— Où était l'Allié ? Dans l'argent ou dans la fraude ?
— Le fantôme de l'Allié était dans l'argent et dans la fraude. Depuis, il a toujours été là, m'accompagnant sur le bas côté de la route. A force de le voir, j'ai compris qu'il faisait partie de mon jeu de cartes. Il en était le jocker.
— Vous ne m'en avez jamais parlé.
— Il n'est pas agréable de montrer son défaut. Mais c'est un défaut vraiment spécial. Chaque fois qu'il intervient, il se comporte comme un calamar. Il lance un jet d'encre noire dans l'esprit, pour que la conscience ne s'aperçoive de rien. En même temps, c'est le composteur par excellence. Il poinçonne tout ce qui est important et par le trou qu'il ouvre, on voit ce qu'il convient de faire. Quand il était mon Hostile, l'Allié m'enfumait véritablement l'esprit. Après que je lui ai cassé sa pipe, il est devenu un domestique dévoué, toujours prêt à rendre service.
— Je me demande s'il n'existerait pas un texte signé de quelque grand nom, faisant état de ces vérités qui, d'être lues dans le contexte de la Kabbale, peuvent apparaître utopiques. Il faudrait qu'un écrivain non inféodé à la doctrine initiatique...
— Marcel Jouhandeau ! C'est dans Algèbre de l'esprit.
Jouhandeau savait que notre Démon est à la mesure de notre Ange. Lisez ce qu'il en a écrit… :
— Ils « se font pendant de chaque côté de nous. L'envergure des ailes de l'un et de l'autre est pareille, proportionnée à notre grandeur ». C'est pourquoi il ne s'intéressait qu'aux péchés des parfaits. A cause de la dimension des ailes ! Marcel Jouhandeau a eu une intuition de la nature ontologique de l'Allié : « Certaines fautes s'organisent, s'administrent en nous et nous perdent, sans nous avoir consultés ; sans que nous nous soyons aperçus d'elles qu'au moment où elles sont inévitables ».
— Remarquez que l'écrivain n'a pas su mettre le phénomène en équation, il n'en a pas formalisé le concept en termes de codification, il en a seulement relevé l'existence. Ce qui est déjà une performance. L'existence, et même le style de présentation. Mais pas le rôle. Ce n'est pas au moment où les fautes sont inévitables qu'on en découvre l'existence. C'est au moment où elles prennent leur sens.
— Je continue de lire : « Il y a dans la vie de chaque individu un secret qui explique ses gestes les plus troubles, le moindre de ses mouvements sans destination ». Il me semble que la littérature frôle la Connaissance lorsqu'elle est pratiquée par de grands esprits.
— Sans destination ! dit cet écrivain. Eh bien c'est toute la différence entre l'expérience littéraire et l'expérience initiatique. Pour le littéraire, la destination n'est pas perceptible. Si les fautes que dicte l'Allié n'avaient pas une finalité, il ne servirait à rien de les commettre. Notre conscience ne nous aveuglerait pas au moment de les consommer. Si elle se trouble, c'est qu'il lui faut ne pas voir ce qui va se faire, afin de ne pas l'empêcher. Pourquoi, cette précaution ? Parce que les erreurs que dicte l'Allié ont justement une destination. Elles ont tout juste celle que lui veut notre destin. Cette destination est exactement celle que vise le destin pour s'accomplir. Il n'a pas eu d'autre souci, justement, que m'aider à rejoindre mon point de destination. Le chemin en était balisé par les fautes qu'il a semées pour que je m'y retrouve au jour dit. Ces fautes, je serai contrainte de les étaler à vos yeux. Je vous en préviens. Je ne battrai pas ma coulpe à leur sujet. Le mea culpa n'était pas exactement la réponse qu'elles recherchaient. Ce qu'elles visaient, c'était de me conduire là où nous sommes à présent, vous et moi, dans cette pièce. Car la destination est là, dans le récit que je vous fais et dans l'usage que vous devrez en faire...
Cet extrait est tiré du tome II « Inédits 2. » à paraître.
La notion d'Allié et de Gardien est explicitée dans le livre
3 commentaires:
… La venue au grand jour de cet "Inédits" reçu le mois dernier, et dont je trouve la lecture si revigorante et éclairante. A mon tour, je te transmets tous mes vœux pour cette année 2023, et retiens ton augure de "la bonne étoile de...Don Quichotte...la Connaissance et du 23"...
Avec toutes mes amitiés,
et mon soutien pour ton blog qui arrivera sous forme de participation avant la fin du mois,
Pascal F.
En attendant "Inédits II", je prends le train en route pour souhaiter au créateur de ce blog et à tous les lecteurs de Dominique Aubier une merveilleuse année 2023, couronnée (j'espère) par l'avènement de la 23 Iéme lettre de l'Alphabet hébreu !
Encore Merci à DBR pour la sauvegarde du lien !
Sendirosch
merci pour ce texte sur l’Allié ! Il me permet d’y songer avec le sérieux que la situation (notre rapport avec l’hostile versus Allié) requiert. Ardu de l’identifier et comme tu me le disais un jour : on le confond avec ses effets, il se cache derrière .
Un très grand merci à toi et à bientôt.
Enregistrer un commentaire