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jeudi 8 juin 2023

Don Quichotte et la prophétie du barbier, pour sortir de la crise civilisationnelle

La prophétie de Don Quichotte

par Dominique Blumenstihl-Roth

Ou comment sortir de la crise civilisationnelle



Le chapitre 46 du premier tome de Don Quichotte se referme sur le dramatique encagement du chevalier. Un espoir cependant survient : la prophétie du barbier. Une prophétie comiquement ampoulée, surjouée par le barbier qui entend par son emphase donner de la prestance à son verbiage. L'espiècle raseur s'en amuse : mettant en scène le ridicule de sa déclamation, il emprunte « une voix effroyable », contrefaçon des prophètes bibliques dont il sait que le Quichotte — et peut-être le Lecteur ? — la prendra au sérieux : « O chevalier de la Triste-Figure, n'éprouve aucun déconfort de la prison où l'on t'emporte ; il doit en être ainsi pour que tu achèves plus promptement l'aventure que ton grand cœur t'a fait entreprendre… » 

Quoi ? Etre mis au cachot pour mieux performer sa mission ? A moins que l'enfermement ne présuppose une prompte libération, à laquelle œuvrera une intervention extérieure, car le Quichotte, de l'intérieur de sa cellule, ne peut ni ne veut rien faire. « Laquelle aventure se terminera quand le terrible lion manchois et la blanche colombe tobosine gîteront dans le même nid… »

 

Le barbier semble réellement inspiré 

Il prévoit en effet le mariage (« yogiren en uno ») du « leon Manchado » avec la « blanca paloma Tobosina ». L'original de Cervantès précise bien : Leon Manchado, pour désigner le Quichotte. Que ce soit en castillan du début du XVIIe ou celui du XXIe siècle, le mot « manchado » signifie taché ou tacheté, et aucunement « manchois » originaire de la Mancha. Faux sens augmenté d'une majuscule dûment corrigée par les grammairiens : il fallait, de toute évidence, écrire « manchego ». Diego Clemencin, le grand commentateur du bon usage de la langue, indique très tranquillement, à propos de cette confusion, que « cela ne représente pas une grande différence, dans la mesure où manchego signifie de la Mancha et manchado désigne la peau du lion. » Comme s'il allait de soi que la peau tachetée du lion soit en rapport avec la région de la Mancha. A proclamer ce qu'il considère comme une évidence, le grammairien s'évite l'explication qui a fait glisser un mot vers l'autre, confusion impossible chez un grand écrivain comme Cervantès à moins qu'elle soit délibérée. Clemencin note que c'est un jeu d'équivoque de la part du barbier, qui oppose le « lion de peau tachetée » à la « blanche colombe ». Si seulement le grammairien pointilleux allait au bout de son raisonnement et de l'implication contenue dans la métaphore ! La phrase de Cervantès est en effet « sacrément » piquante. Car si le lion tacheté (leon manchado) désigne bien le Quichotte, originaire de la Mancha (Manchego), les taches qui garnissent son pelage ne sont rien moins qu'une allusion très directe à la notion de « pureté du sang » qui empoisonnait le siècle de Cervantès. Etre ou non de sang taché, (« sangre manchada ») signifiait tout simplement n'être pas tout à fait, ou pas du tout « vieux chrétien ». Le Quichotte aurait-il quelques taches de sang hérétique, « impur », dans ses veines ? Dans ce cas, effectivement, il paraîtra suspect à la blancheur de la « colombe ». Mais s'agissant, de la « blanche colombe tobosine », c'est-à-dire de Dulcinée du Toboso, dont nous savons que dans le codage cervantien elle représente la Chékinah (« qui n'a pas son pareil pour saler le cochon »), l'expression « blanca paloma Tobosina » prend une saveur poivrée : Dulcinée dont la blancheur ne peut être mise en doute, est elle-même compromise par la « macula hebrea ».

 

« Macula habraeorum »

La désignation de la « tache » n'est pas une métaphore inventée par Cervantès. La « mancha » est le mot par quoi est directement signalé l'entachement, autrement dit : la « compromission ». L'Inquisiteur Escobar del Corro, en 1623, employait cette expression pour dénoncer l'appartenance à l'hérésie : « macula habraeorum ». Dès lors, le « lion tacheté » est sans équivoque une désignation mettant en cause l'initié (le lion, surnom du maître, en hébreu : Ari). Tacheté : impliqué dans l'affaire de la « tache ». Les contemporains de Cervantès — et Lope de Vega le prouve par le titre qu'il a donné à sa  pièce de théâtre « la limpieza no manchada » ?  (la propreté non tachée )  — ne pouvaient être dupe du jeu de mot et de l'erreur volontaire « Manchado / Manchego ».

De sérieuses questions en découlent : Don Quichotte ne serait-il pas un « cristiano limpio » ? Serait-il « taché » ?

Comment prouver la « pureté » de son sang ? Il était difficile d'obtenir le diplôme de bon chrétien sous empire inquisitorial, quand il s'agissait de démontrer la qualité requise non par des allégations comme le fait continuellement Sancho, mais par un document officiel : il fallait subir une enquête policière serrée pour obtenir le sauf-conduit : en aucun cas ne laisser subsister de doute quant à la « mancha », la tache. 

 

L'union des contraires est prévue…

La prophétie du barbier, humoristique dans sa forme, est extrêmement grave en ce qu'elle trahit une question de fond : le judaïsme interdit sous Inquisition est invité, au travers du Quichotte, à renouer avec la Chékinah (la blanche colombe tobosine, Dulcinea du Toboso). L'union se fera, dit-il et c'est une certitude, « quand le furieux lion taché s'unira à la blanche colombe tobosine. »

Dans l'édition originale de 1605, Cervantès emploie l'expression « yogiren en uno ». Du verbe girar, qui signifie tourner. Dans le sens de convoler ensemble… Dans l'édition de 1608, dont il est établi qu'elle a été supervisée par Cervantès, l'auteur a préféré le verbe « yacieren », qu'il orthographie « yazieren », du verbe cierar : fermer. « Yazieren en uno » : se ferment en un. Forment une unité. L'écrivain marque ainsi le mouvement évolutif animant la prophétie qui prévoit que de l'union (yogiren) ressort l'unité et que cela rejouira le monde (ya-rieren). Une « union inouïe d'où sortiront, au regard du monde étonné, les vaillants lionceaux qui hériteront les griffes rapaces d'un père valeureux… » De la mise au clair de toute l'affaire du Quichotte, une nouvelle génération d'esprits sortira, bénéficiant de la connaissance actualisée des critères initiatiques, mis au jour, explicités par la confrontation et l'union des contraires : union inouïe connaissance et sciences… 

 

Mission de la France

Le mot « yazieren » est à mon sens également choisi par Cervantès et orthographié avec un z, afin que résonne en lui le verbe hébreu Yatza (Yod, Tzadé, Aleph). Qui désigne également la porte. Don Quichotte serait appelé à pratiquer une « sortie », avec Dulcinée, « en uno ». Autrement dit réaliser une yetsiah (sortie) au grand jour des critères dit du Toboso (tobboth : les bonnes choses, tobo : son bien, Dulcinéa : la douceur de la Connaissance). Yazieren, forme conjuguée de verbe Yazer, phonétiquement si proche de l'hébreu Yatza répond de l'identité même du Quichotte et de sa mission. Il n'a d'autre vocation que « sacar a la luz » (sortir en pleine lumière) la Connaissance, la répandre et l'enseigner à tous. En cela, il rappelle la fonction même du judaïsme qui est capter les normes du système de vérité, les préparer pour les enseigner universellement. Et cela depuis le lieu privilégié qu'est la zone de phonation du monde, Jérusalem, point d'insertion du verbe. Mission relayée par le Quichotte, qui extrait la Connaissance du seul secteur hébreu pour en assumer le relai : « Cervantès récupère les données issues de la tradition hébraïque et leur confère l'enroulement structurel »  précise Dominique Aubier. Le résultat, c'est le roman, qui verse l'enseignement dans le narratif symboliste, à haute teneur initiatique. Don Quichotte est le héros de cette stase qui nécessite que son armure soit « fendue » de sorte que du symbolisme élucidé émerge tout le code ayant conditionné son écriture. De cet « encagement », le Quichotte devra être libéré. Mission de la France (Tzarfat) que produire cette délivrance, étant le lieu du rebond où la sortie achève de se réalisée, non plus sous forme de symbole, mais de sa « mise au clair » : yazir en uno signifie alors sortir en unité, dans le sens faire sortir le principe d'unité, c'est-à-dire le concept Rosch : « faire émerger le patrimoine spirituel donné au départ, l'expliquer et le restituer ».

 

Accompagnons le Quichotte…

Une sortie que le Quichotte ne fait pas seul, étant accompagné de Sancho. Aussi le barbier-prophète n'oublie pas l'écuyer, à qui il promet, « s'il plaît au grand harmonisateur des mondes », qu'il se verra « emporté si haut qu'il ne pourra se reconnaître » et que ses gages seront payés… « Suis donc les traces du vaillant et enchanté chevalier, car il convient que tu ailles jusqu'à l'endroit où vous ferez halte ensemble… »

Tandis que l'auditoire s'amuse de la supercherie du barbier, le Quichotte prend au sérieux ces promesses de succès ; il se laisse emprisonner, et tient pour « célestes jouissances les peines de ma prison ». L'union avec Dulcinée étant promise, symboliquement mise en scène par les deux mains attachées ensemble du Quichotte encagé, nous ne saurions, en tant que Lecteurs de ses aventures, nous dédire : la réalisation de la prophétie aura lieu, avec notre participation. Mission du Lecteur que valider à son tour les paroles du barbier qui lui sont adressées autant qu'au Quichotte. Le texte prophétique ne prend toute sa valeur que s'il est rendu public et compris de tous : nous devons le démêler de point en point pour en toucher « le sens et la portée »… C'est ce que nous venons de faire. Et que nous continuerons de faire pour sortir de la crise civilisationnelle.


Exégèse de Don Quichotte : série en 5 volumes

A paraître bientôt : Inédits 2.


 


1 commentaire:

R ose a dit…

"Parmi les esclaves célèbres des Barbaresques notons l’auteur espagnol Miguel de Cervantès vendu comme esclave à Alger en 1575 à la suite de la bataille de Lépante et racheté par l’Espagne en 1580. "
Dans sa chronique, l’historien Samuel Touron évoque un pan de l’histoire peu étudié : la traite des esclaves blancs en Barbarie qui concerna entre 1,3 millions et 2,5 millions de personnes dont une partie du Sud de la France, l’actuelle Provence et le Languedoc.

Episode historique vérifiable ou balivernes ?