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jeudi 8 juin 2023

Don Quichotte et la prophétie du barbier, pour sortir de la crise civilisationnelle

La prophétie de Don Quichotte

par Dominique Blumenstihl-Roth

Ou comment sortir de la crise civilisationnelle



Le chapitre 46 du premier tome de Don Quichotte se referme sur le dramatique encagement du chevalier. Un espoir cependant survient : la prophétie du barbier. Une prophétie comiquement ampoulée, surjouée par le barbier qui entend par son emphase donner de la prestance à son verbiage. L'espiècle raseur s'en amuse : mettant en scène le ridicule de sa déclamation, il emprunte « une voix effroyable », contrefaçon des prophètes bibliques dont il sait que le Quichotte — et peut-être le Lecteur ? — la prendra au sérieux : « O chevalier de la Triste-Figure, n'éprouve aucun déconfort de la prison où l'on t'emporte ; il doit en être ainsi pour que tu achèves plus promptement l'aventure que ton grand cœur t'a fait entreprendre… » 

Quoi ? Etre mis au cachot pour mieux performer sa mission ? A moins que l'enfermement ne présuppose une prompte libération, à laquelle œuvrera une intervention extérieure, car le Quichotte, de l'intérieur de sa cellule, ne peut ni ne veut rien faire. « Laquelle aventure se terminera quand le terrible lion manchois et la blanche colombe tobosine gîteront dans le même nid… »

 

Le barbier semble réellement inspiré 

Il prévoit en effet le mariage (« yogiren en uno ») du « leon Manchado » avec la « blanca paloma Tobosina ». L'original de Cervantès précise bien : Leon Manchado, pour désigner le Quichotte. Que ce soit en castillan du début du XVIIe ou celui du XXIe siècle, le mot « manchado » signifie taché ou tacheté, et aucunement « manchois » originaire de la Mancha. Faux sens augmenté d'une majuscule dûment corrigée par les grammairiens : il fallait, de toute évidence, écrire « manchego ». Diego Clemencin, le grand commentateur du bon usage de la langue, indique très tranquillement, à propos de cette confusion, que « cela ne représente pas une grande différence, dans la mesure où manchego signifie de la Mancha et manchado désigne la peau du lion. » Comme s'il allait de soi que la peau tachetée du lion soit en rapport avec la région de la Mancha. A proclamer ce qu'il considère comme une évidence, le grammairien s'évite l'explication qui a fait glisser un mot vers l'autre, confusion impossible chez un grand écrivain comme Cervantès à moins qu'elle soit délibérée. Clemencin note que c'est un jeu d'équivoque de la part du barbier, qui oppose le « lion de peau tachetée » à la « blanche colombe ». Si seulement le grammairien pointilleux allait au bout de son raisonnement et de l'implication contenue dans la métaphore ! La phrase de Cervantès est en effet « sacrément » piquante. Car si le lion tacheté (leon manchado) désigne bien le Quichotte, originaire de la Mancha (Manchego), les taches qui garnissent son pelage ne sont rien moins qu'une allusion très directe à la notion de « pureté du sang » qui empoisonnait le siècle de Cervantès. Etre ou non de sang taché, (« sangre manchada ») signifiait tout simplement n'être pas tout à fait, ou pas du tout « vieux chrétien ». Le Quichotte aurait-il quelques taches de sang hérétique, « impur », dans ses veines ? Dans ce cas, effectivement, il paraîtra suspect à la blancheur de la « colombe ». Mais s'agissant, de la « blanche colombe tobosine », c'est-à-dire de Dulcinée du Toboso, dont nous savons que dans le codage cervantien elle représente la Chékinah (« qui n'a pas son pareil pour saler le cochon »), l'expression « blanca paloma Tobosina » prend une saveur poivrée : Dulcinée dont la blancheur ne peut être mise en doute, est elle-même compromise par la « macula hebrea ».

 

« Macula habraeorum »

La désignation de la « tache » n'est pas une métaphore inventée par Cervantès. La « mancha » est le mot par quoi est directement signalé l'entachement, autrement dit : la « compromission ». L'Inquisiteur Escobar del Corro, en 1623, employait cette expression pour dénoncer l'appartenance à l'hérésie : « macula habraeorum ». Dès lors, le « lion tacheté » est sans équivoque une désignation mettant en cause l'initié (le lion, surnom du maître, en hébreu : Ari). Tacheté : impliqué dans l'affaire de la « tache ». Les contemporains de Cervantès — et Lope de Vega le prouve par le titre qu'il a donné à sa  pièce de théâtre « la limpieza no manchada » ?  (la propreté non tachée )  — ne pouvaient être dupe du jeu de mot et de l'erreur volontaire « Manchado / Manchego ».

De sérieuses questions en découlent : Don Quichotte ne serait-il pas un « cristiano limpio » ? Serait-il « taché » ?

Comment prouver la « pureté » de son sang ? Il était difficile d'obtenir le diplôme de bon chrétien sous empire inquisitorial, quand il s'agissait de démontrer la qualité requise non par des allégations comme le fait continuellement Sancho, mais par un document officiel : il fallait subir une enquête policière serrée pour obtenir le sauf-conduit : en aucun cas ne laisser subsister de doute quant à la « mancha », la tache. 

 

L'union des contraires est prévue…

La prophétie du barbier, humoristique dans sa forme, est extrêmement grave en ce qu'elle trahit une question de fond : le judaïsme interdit sous Inquisition est invité, au travers du Quichotte, à renouer avec la Chékinah (la blanche colombe tobosine, Dulcinea du Toboso). L'union se fera, dit-il et c'est une certitude, « quand le furieux lion taché s'unira à la blanche colombe tobosine. »

Dans l'édition originale de 1605, Cervantès emploie l'expression « yogiren en uno ». Du verbe girar, qui signifie tourner. Dans le sens de convoler ensemble… Dans l'édition de 1608, dont il est établi qu'elle a été supervisée par Cervantès, l'auteur a préféré le verbe « yacieren », qu'il orthographie « yazieren », du verbe cierar : fermer. « Yazieren en uno » : se ferment en un. Forment une unité. L'écrivain marque ainsi le mouvement évolutif animant la prophétie qui prévoit que de l'union (yogiren) ressort l'unité et que cela rejouira le monde (ya-rieren). Une « union inouïe d'où sortiront, au regard du monde étonné, les vaillants lionceaux qui hériteront les griffes rapaces d'un père valeureux… » De la mise au clair de toute l'affaire du Quichotte, une nouvelle génération d'esprits sortira, bénéficiant de la connaissance actualisée des critères initiatiques, mis au jour, explicités par la confrontation et l'union des contraires : union inouïe connaissance et sciences… 

 

Mission de la France

Le mot « yazieren » est à mon sens également choisi par Cervantès et orthographié avec un z, afin que résonne en lui le verbe hébreu Yatza (Yod, Tzadé, Aleph). Qui désigne également la porte. Don Quichotte serait appelé à pratiquer une « sortie », avec Dulcinée, « en uno ». Autrement dit réaliser une yetsiah (sortie) au grand jour des critères dit du Toboso (tobboth : les bonnes choses, tobo : son bien, Dulcinéa : la douceur de la Connaissance). Yazieren, forme conjuguée de verbe Yazer, phonétiquement si proche de l'hébreu Yatza répond de l'identité même du Quichotte et de sa mission. Il n'a d'autre vocation que « sacar a la luz » (sortir en pleine lumière) la Connaissance, la répandre et l'enseigner à tous. En cela, il rappelle la fonction même du judaïsme qui est capter les normes du système de vérité, les préparer pour les enseigner universellement. Et cela depuis le lieu privilégié qu'est la zone de phonation du monde, Jérusalem, point d'insertion du verbe. Mission relayée par le Quichotte, qui extrait la Connaissance du seul secteur hébreu pour en assumer le relai : « Cervantès récupère les données issues de la tradition hébraïque et leur confère l'enroulement structurel »  précise Dominique Aubier. Le résultat, c'est le roman, qui verse l'enseignement dans le narratif symboliste, à haute teneur initiatique. Don Quichotte est le héros de cette stase qui nécessite que son armure soit « fendue » de sorte que du symbolisme élucidé émerge tout le code ayant conditionné son écriture. De cet « encagement », le Quichotte devra être libéré. Mission de la France (Tzarfat) que produire cette délivrance, étant le lieu du rebond où la sortie achève de se réalisée, non plus sous forme de symbole, mais de sa « mise au clair » : yazir en uno signifie alors sortir en unité, dans le sens faire sortir le principe d'unité, c'est-à-dire le concept Rosch : « faire émerger le patrimoine spirituel donné au départ, l'expliquer et le restituer ».

 

Accompagnons le Quichotte…

Une sortie que le Quichotte ne fait pas seul, étant accompagné de Sancho. Aussi le barbier-prophète n'oublie pas l'écuyer, à qui il promet, « s'il plaît au grand harmonisateur des mondes », qu'il se verra « emporté si haut qu'il ne pourra se reconnaître » et que ses gages seront payés… « Suis donc les traces du vaillant et enchanté chevalier, car il convient que tu ailles jusqu'à l'endroit où vous ferez halte ensemble… »

Tandis que l'auditoire s'amuse de la supercherie du barbier, le Quichotte prend au sérieux ces promesses de succès ; il se laisse emprisonner, et tient pour « célestes jouissances les peines de ma prison ». L'union avec Dulcinée étant promise, symboliquement mise en scène par les deux mains attachées ensemble du Quichotte encagé, nous ne saurions, en tant que Lecteurs de ses aventures, nous dédire : la réalisation de la prophétie aura lieu, avec notre participation. Mission du Lecteur que valider à son tour les paroles du barbier qui lui sont adressées autant qu'au Quichotte. Le texte prophétique ne prend toute sa valeur que s'il est rendu public et compris de tous : nous devons le démêler de point en point pour en toucher « le sens et la portée »… C'est ce que nous venons de faire. Et que nous continuerons de faire pour sortir de la crise civilisationnelle.


Exégèse de Don Quichotte : série en 5 volumes

A paraître bientôt : Inédits 2.


 


dimanche 19 février 2023

Don Quichotte, mémoire du Buisson Ardent. Par Dominique Blumenstihl

Don Quichotte, mémoire du Buisson Ardent

Par Dominique Blumenstihl-Roth

 

Le messianisme : l'opération fils-de-David

Le judaïsme, et en cela nous rejoignons l'opinion d'Emmanuel Lévinas et de l'historien Adin Steinsaltz, se trouve actuellement dans un état d'esprit systémiquement insuffisant pour aborder la question du messianisme. Sa doctrine doit être améliorée, souffrant, selon le diagnostic de Dominique Aubier, de ce qu'il ignore la modalité de la 23è lettre de son alphabet. Celle-ci n'est pas active dans son registre, ni même la notion « Rosch ».

Sans doute l'effroyable tragédie de la Shoa contribue-t-elle à cette carence en ce que le meurtre de millions a troué la Communauté en la privant d'esprits qui eurent certainement fait avancer par leur compétence, inspiration et attention éveillée la réflexion sur cette question ardue. Les générations non nées suite au pogrom nazi laissent une cruelle absence dans l'intelligence collective du monde, autant d'esprits et d'ensemencements qui eurent germé et prospéré en lieu et place du désastre qui aura augmenté l'épaisseur des « écorces » (qélipot) encombrant la galaxie. C'est là une perte irréparable.

Que cela plaise ou déplaise, Don Quichotte veille, et son actuation messianique de première instance a opéré, à l'insu des barbares. Avec lui, la lignée hébraïque, prise en relais par l'Espagne (Séfarad !) sans jamais se départir de sa mission, s'en va de par le monde, muni d'un sauf-conduit. Dès lors, la mémoire traditionnelle, sans jamais cesser d'être, se voit relayée par le recours à l'archétype de « l'Eternel retour ». Le souvenir des actes créateurs est ravivé par le « retour archygénique » et les données libérées en fin d'exil, en Edom, se voient confrontées à celles de l'origine dont bénéficia Isaac, à celles que reçut Moïse à qui la vérité fut re-donnée. La continuité du message est assurée, par Rabbi Aqiba, Louria, dernier grand acteur de la mémoire active en mode Qui Sait, avant qu'elle soit reversée en mode Qui fait sur Cervantès dont le héros incarne la prise en compte de l'immense conduction transgénérationnelle du message initial.

Reste à mener l'opération « finale », que la tradition nomme « Messie-fils-de-David ». Elle suppose, comme l'indique le nom de David, que deux portes (Dalet) s'ouvrent afin que la compréhension du réel et de la vie soit totale. Deux portes, à savoir Connaissance et sciences, et il se pourrait que l'ouvrage qui accomplisse au mieux cette performance soit La Face cachée du Cerveau dont on s'aperçoit qu'en effet, il réunit les linéaments des deux instructions opposites formant unité à l'image des deux hémisphères corticaux. C'est ce que la Tradition appelle un Qorban : une union des contraires.

Le dégagement du code des archétypes tel qu'il s'offre dans ce livre correspond à la libération annoncée par le beau verset d'Ezéchiel 16-8 : « Le temps de l'amour est revenu », l'amour étant de toute évidence l'acte par lequel s'exprime l'union des contraires. Opération initiatique conçue par son auteure qui part, précisément de Don Quichotte, ouvrage dans lequel elle a trouvé le motif d'absolu mis en scène et assumé verbalement par son nom « cerebro » que Cervantès s'amuse à transloquer en « celebro », s'agissant en effet célèbrer le motif cérébral de la « Tête enchantée ». Livre « élu » par la sympathie mondiale, élu également au sens biblique du mot « ségoulah », qui s'applique dans l'expression « am segoulah », peuple choisi, peuple « réservé » qui, selon Raphaël Draï, devrait plutôt se traduire par « peuple-dépôt » dans le sens de « dépôt de garantie de l'humanité en devenir ». Don Quichotte est à ce titre, lui aussi, un manifeste de l'esprit, déposé en témoignage de l'acquis sinaïtique, en réserve et en garantie de projection sur l'avenir, en direction d'un futur qui tire vers lui tout ce qui se dépose au présent. Le Quichotte porte l'espoir messianique, il en construit le monument littéraire, devenant par là don QuiXote, où le titre « don » résonne comme « Adon », mot hébreu qui désigne la direction responsable, au sens de la justice, du droit, du « Din ».

 Conscient de la difficulté que rencontre le judaïsme quelque peu pétrifié dans son zèle à respecter le carcan des normes rabbiniques fixées pendant l'exil de Babylone, la volonté de modernisation s'est fait sentir. Elle s'est essentiellement réalisée au travers de la philosophie, respectable discipline qui cependant n'a produit aucune explicitation de la grille systémique et structurelle à l'origine de ces normes. Echec de la philosophie face à la Révélation, il ne reste plus d'autre recours que promulguer l'éternité du questionnement à défaut de le résoudre. De nombreux auteurs ont tenté, par la voie de la psychologie et la psychanalyse de dégager une voie explicative, mais faute de l'assise systémique du code archétypal que la psychanalyse ne cerne pas, de la connaissance exacte du Code des lettres et du référent Roch, ils se sont égarés dans des diverticules freudiens inextricables. Le projet de trouver ce que Raphaël Draï appelait « la consistance psychanalytique du penser prophétique » ne pouvait réussir, car le penser prophétique ne relève tout simplement pas de la psychanalyse.

Face à ces tentatives remarquables d'ouverture et d'actualisation hors du champ strictement religieux, la puissante figure du Quichotte, annoncée par les Textes (Obadia 20), affiche l'identité du Modèle, du « module prophétique ». Il ne cesse de hanter la conscience — ou l'inconscient — du monde : c'est que le Quichotte est l'événement par quoi l'investiture de son auteur s'est déclarée. Certes encore sous voilage symboliste, qui cependant contient l'appel à sa propre élucidation. Don Quichotte dès lors quitte son étagère, dans la bibliothèque l'ayant accueilli comme un beau roman, fondateur du genre et se range définitivement dans la continuité post-zoharique de la kabbale hébraïque ; il est fléché comme l'exposé pratique de mise en œuvre messianique des critères issus de la source.

Le Quichotte, assurément fondé sur une structuration archétypale croisée sur l'expression de la vérité, imite la vie au degré où tout en elle se trame sur la vérité. En rendre compte, en témoigner, s'apercevoir que « nos existences se façonnent sur le même dispositif que celui que donne à voir le Quichotte », revient à relancer l'énergie et miser sur l'opération messianique par quoi l'Alphabet révélé du Sinaï reviendra incendier — mémoire du buisson ardent que les méga-feux caniculaires et la sécheresse de France évoquent dramatiquement — l'atmosphère culturelle du monde, parce que le principe du retour archigénique l'aura apostrophé.

Les temps messianiques commencent par ce « retour » à la source, exigeant une seconde réception de l'Alphabet augmentée d'une claire compréhension de Rosch et son système fonctionnel. Nous y travaillons…

 

Références :

Exégèse de Don Quichotte en 5 volumes

Les secrets de l'Alphabet hébreu (3 films)

 

samedi 4 février 2023

Don Quichotte, ouvreur des temps nouveaux. Par Dominique Blumenstihl-Roth

Don Quichotte, ouvreur des temps nouveaux

par Dominique Blumenstihl-Roth

 

Don Quichotte parmi nous. Photo : Isabelle Bosché©

1. Augmenter la fertilité

« Pendant des millénaires, le relevé des valeurs systémiques du réel a été l'objet de tous les soins initiatiques, en Israël, une réception à partir de laquelle le mécanisme « train d'onde » les a propagées au monde entier où elles ont été recueillies avec la même attention en chaque région linguistique, donnant ainsi prise à la multiplicité et pluralité des traditions… Dans cette manœuvre naturelle, de l'ordre du fonctionnement cortical, le rôle d'Israël est déterminant. Il correspond, au plan planétaire, à ce qu'est, en chacun de nous, la zone de phonation captatrice de l'énergie qui alimente le cortex. Importance topologique et fonctionnelle à distinguer de la prétention humaine à dominer. C'est parce que la nature est d'essence cérébrale que l'aire du langage est appelée à recevoir en premier ce que le Verbe créateur émet en sa « radiophonie » cosmique. Aucun neurologue au monde ne peut nier, aujourd'hui, la prédominance fonctionnelle dont bénéficie l'aire du langage ». 

Ces lignes de Dominique Aubier, reprise de son livre qui traite du messianisme de Don Quichotte, méritent toute notre attention. Sa pertinente analyse se poursuit dans des lignes encore inédites, tirées d'un manuscrit : « l'esprit s'incruste en l'homme au fil du temps et à chaque moment correspond sa dose d'esprit. Mais il faut posséder l'esprit investi par la grâce, au degré de l'investiture qui est celle de son temps. D'autre part, il faut avoir assimilé toute la connaissance recueillie par les livres et par la tradition et l'avoir passée au filtre de son esprit investi pour saisir le message initial actualisé ». Cette actualisation correspond à l'effort réalisé par les vrais maîtres de la doctrine qui ne se contentent pas de répéter : ils ajoutent une part nouvelle à ce qui est déjà compris, il deviennent en cela ce que la tradition appelle des « fontaines ».

La tradition n'est pas sclérosée, elle est constamment vitalisée non par le questionnement devenu projet en soi, mais par la trouvaille originale (Hidouch) fruit d'une inspiration. Ainsi le Verbe se renouvelle et la révélation commencée au Sinaï ne cesse de se donner, tout en tendant vers l'objectivation qui lui est assignée. Faire d'abord, comprendre ensuite est le vieil adage de la tradition, l'acte de comprendre ne pouvant être rédimé ou perpétuellement remis à plus tard : le Verbe descend, et cette descente révèle une part de lui, proportionnelle à la durée de l'ombre de Moïse, pendant le temps qu'il passe par les intermédiaires et métamorphoses dans sa tension vers la révélation achevée. Dès lors, toute œuvre qui rend compte d'un moment stratégique de l'achèvement de la révélation ou d'une étape évolutive vers la délivrance est fertile. Ce sont des œuvres rares, qui provoquent l'étonnement, l'émerveillement de monde et son bonheur. Mais ne croyons pas que tous les prétendus chefs-d'œuvre de la littérature répondent à une telle notion de la fertilité.

 

2.  Don Quichotte et l'enseignement du Sinaï

Le Quichotte appartient au répertoire exigeant des œuvres ayant conquis l'éternité, d'autant qu'il implique les temps futurs dans l'attente du dévoilement dont il demande à faire l'objet. Puissent les lignes s'écrivant ici-même contribuer à cette délivrance, en droite ligne du jet initial que l'exégète première lança en vue de défaire les nodosités que les siècles d'érudition conventionnelle avaient infligées à la compréhension élargie du symbolisme et du codage cervantien. Aussi la surprise fut de taille lorsque parut Don Quichotte prophète d'Israël, l'agrégation du sens littéral qui faisait école jusqu'alors en fut commotionnée, soudain mise face à des critères de lecture dont l'élite conventionnée n'avait ni la connaissance ni l'usage. C'est qu'avec le Quichotte, la méthode de lecture se donne « en même temps » que le texte à étudier, dans le corps même du roman qui repousse hors de lui la dimension romanesque narrative pour devenir un traité « radicalement autre ».

Ce livre a dégagé Don Quichotte en dehors des normes théoriques de l'esprit conventionnel. D'où le malaise d'une certaine culture devant un Quichotte dont elle n'ose admettre, malgré les innombrables preuves versées au dossier, l'étroite connexion à l'herméneutique hébraïque. Au regard de cette tradition, nous estimons que le Quichotte fait partie des ouvrages s'élevant à une dignité égale à celle des Textes, parce qu'il procède de la même source. Encore faut-il connaître cette source, se familiariser avec son langage et sa sémiologie. Vaste savoir initiatique qui s'effectue par les procédés herméneutiques propres. Le langage du Quichotte, puissamment axé sur l'hébreu et les concepts sinaïtiques, s'affirme comme un phénomène linguistique où la référence hébraïque, indubitable, signe l'originalité d'une pensée qui constitue par elle-même le lieu privilégié de sa signification, au-delà du narratif et du symbolique. Il s'agit donc de saisir le Quichotte sur le vif, à son niveau le plus original, je dirais dans la sauvagerie brute d'un cerveau non encombré par les compromissions neutralisantes.

 

3. La responsabilité du Lecteur

Le Quichotte exige une vive participation du Lecteur et ne livre son secret qu'à ceux qui le scrutent « avec une attentive sympathie, sachant que le sens doit s'arracher par un effort permanent, des signes qui forcément le dissimulent ».

La responsabilité du lecteur est engagée face au Quichotte, livre que l'on ne referme pas sans avoir subir la métamorphose transformant la chrysalide en papillon dont les ailes portent la fine poudre des critères initiatiques. La lecture du Quichotte s'avère comme un « acte valable », dirons-nous, pour adopter l'expression talmudique. Une lecture transformante de la réalité non seulement psychique mais du monde réel en ce qu'elle restaure l'influx nerveux au sein de la structure nerveuse de l'individu mais aussi dans l'édifice séphirotique de son environnement : lire le Quichotte et le comprendre est une restauration du monde ; un salutaire retour vers le « Lieu » (Maqom) : le Quichotte est à coup sûr « un lieu près de Moi », au sens même d'Exode 33-21 où le texte ne dit pas « Je suis en ce lieu » mais que c'est « un lieu près de Moi ».

 

4. La leçon de Don Quichotte

La leçon du Quichotte est à la fois « retour » — Et si ton cœur court, reviens vers le Lieu (Ezéchiel 1-14) — et simultanément « avancée » irréversible vers davantage d'intelligibilité : « chaque mot dont le sens se renouvelle grâce à l'effort consenti, Dieu en fait un firmament ». Et dût-il en apparence prendre l'aspect du burlesque ou du comique qui pourrait offusquer l'esprit révérencieux, le héros ne manque pas de renouveler, d'affûter l'art de la lecture/écriture, sans jamais quitter le territoire mental du Horeb, en projetant toutefois l'irradiation loin dans le monde jusqu'alors ignorant de la Révélation alphabétique et de sa nécessaire mise au clair où trois logiques s'enchevêtrent comme une chevelure tressée en une natte resserrée et enroulée sur la tête : la mèche de l'histoire racontée se croise avec celle de la symbolique qui s'en dégage et toutes deux s'entrelacent sur la troisième frange, celle de l'exigence attendue, formant toutes ensemble une solide unité. Le Quichotte s'avance dès lors en une interprétation renouvelée de la vaste érudition kabbalistique antérieure, remontant jusqu'au Séfer Yetsirah, si bien que tout l'ouvrage cervantien en devient parole originale, présente, et terre nouvelle. Il écarte les murs, repousse les limites des cercles où la lecture s'enferme sur elle-même : il est un guide d'action donnant à voir sa grille.

On est libre, bien entendu, de lire Don Quichotte en se laissant glisser sur l'enchaînement des événements racontés, il n'en est pas moins clair que Don Quichotte n'est pas une amusette « que le respect des valeurs admises permet de saluer à condition de ne pas l'interroger… »

 Son implication dans le monde est singulière, monde qu'il veut transformer au moyen de critères inhabituels, — ses paramètres systémiques — entendus comme « fous » par les arguments de la raison ordinaire. Et cependant, nous le savons bien, c'est le Quichotte qui a raison de la raison, tant sa liberté abandonnée à la « sur-raison » l'emporte : Don Quichotte est ce que l'on appelle un homme vrai, qui ne se laisse pas emporter par la vague des événements, il les traverse, il les voit par son œil de voir, il les innove.