Appel au Principe du langage
(réponse à Jacques Derrida)
par Dominique Blumenstihl-Roth
« Je n'ai qu'une langue, et ce n'est pas la mienne » écrivait le philosophe Jacques Derrida. Fine perception du penseur de sentir vibrer en soi une parole, une langue à laquelle il n'accéderait pas, qui ne serait pas la sienne, et dont il ressent l'exil.
Quelle est cette langue, qui lui est unique et cependant ne lui appartient pas ? Langue de synthèse de toutes les langues, qui ne serait à personne, précisément parce qu'elle est à tous, une langue disant le vrai par le vrai, non seulement au moyen de sa parole énoncée, mais également de son écriture, de ses mots, et donc de ses lettres.
1. Une langue de l'exil
Quelle langue, parmi toutes celles qui sont parlées, satisferait à cette exigence par quoi tout serait dit au travers de son énoncé et de sa représentation sonore et physique par l'écrit ? Non qu'il y ait concurrence entre les langues — chacune s'exprime par ses propres moyens — et nul besoin de les critiquer ni les comparer l'une à l'autre, car comme l'écrit Cervantès dans Don Quichotte (chap. 1, tome II) : « les comparaisons de noblesse à noblesse sont toujours odieuses et mal reçues ». Il n'en est pas moins nécessaire de rechercher cette « métalangue » qui fut celle, secrète, inconnue peut-être par lui-même, que Jacques Derrida, ressentit en lui, comme une habitante son esprit, au point qu'il avait le sentiment de son étrangeté. Une langue en exil qui cependant ne cesse d'envoyer ses messages au récipiendaire qui en reçoit les impulsions, selon la finesse de ses propres capacités perceptionnelles.
2. Neurologie et langage
La neurologie, dans cette enquête, a son mot à dire, science qui explore physiologiquement le domaine cortical où s'inscrit la capacité langagière de l'humanité. Il existe au moins deux « aires du langage », identifiées depuis plus d'un siècle et demi par les scientifiques, qui leur ont donné leurs noms. L'aire de Broca (Paul Broca l'identifia le 18 avril 1861) et l'aire de Wernicke sont connues de tous les physiologistes. A chacune sa particularité : l'aire de Broca est propre à l'humanité : « elle n'existe pas dans la série animale. A peine en trouve-t-on, quelques indications dans le cerveau jeune de l'orang-outang », précise l'expert Constantin Von Economo (L'architecture cellulaire normale, éd. Masson et Cie, Paris 1927, p. 64, cité in La Face cachée du Cerveau, D. Aubier vol. I, p. 130, éd. M.L.L. 2011). Elle permet l'articulation et la prononciation des mots, tandis que l'aire de Wernicke autorise l'accès au sens. Les travaux du prof. Sperry sont formels à ce sujet, la personne dont l'aire de Broca est détruite (notamment suite à un traumatisme brutal) n'accède plus à la parole et celle dont l'aire de Wernicke est atteinte peut certes parler mais ne tiendra qu'un discours incohérent, insensé. (cf : Dr. John C. Eccles, Evolution du cerveau et création de la conscience, éd. Fayard Paris 1992.)
Une troisième aire du langage a été repérée par les chercheurs, (Prof. Antonio Damasio) dans une sorte de « cerveau caché » dans l'aire somatosensorielle qui recevrait les impulsions d'un verbe « venant de plus loin » et que nos langues vernaculaires retraduiraient pour l'usage pratique. Nous serions tous au moins bilingues, dotés d'une langue qui est nôtre, que nous apprenons, qui nous lie socialement à nos cultures locales, tandis qu'une métalangue universelle instille dans nos appareils cérébraux une pensée profonde, qui n'est pas la nôtre, qui nous traverse, nous fait penser, et que la folie humaine tantôt accepte, rejette, voire inverse. La langue dont le philosophe sait la présence, et dont il ressent l'absence est cette lingua en exil après laquelle soupirent les mystiques. Les écrivains ne sont pas en reste, percevant l'appel de ce « verbe », le poète Arthur Rimbaud (1854-1891) en a décrit la subtile perception — « Je est un Autre » — dans sa « Saison en Enfer ».
3. Ressource poétique du langage
Célèbres lignes du Poète : « il épuise en lui tous les poisons, pour n'en garder que les quintessences. Ineffable torture où il a besoin de toute la foi, de toute la force surhumaine, où il devient entre tous le grand malade, le grand criminel, le grand maudit, — et le suprême Savant ! — Car il arrive à l'inconnu ! Puisqu'il a cultivé son âme, déjà riche, plus qu'aucun ! Il arrive à l'inconnu, et quand, affolé, il finirait par perdre l'intelligence de ses visions, il les a vues… »
Le poète est donc spécialement investi pour voir la trame secrète des choses. C'est sa fonction même, en tant qu'expert du langage, que donner à voir tout ce que lui-même a pu voir. Rimbaud précise la responsabilité poétique d'assumer cette vision et pose l'existence d'un « là-bas », source non seulement de l'inspiration mais dispensateur du Verbe avec qui le poète passe contrat. Comment restituer ce qu'il ramène de « là-bas » ? En quels termes témoigner de ce qu'il a vu, lors de son voyage dans les profondeurs de l'être ? En quelle langue s'exprimer ? « Trouver une langue… » menant l'humain à une haute civilisation. Il écrit une Alchimie du Verbe où les lettres racontent l'histoire du monde : « Je croyais à tous les enchantements. J'inventais la couleur des voyelles ! — A noir, E blanc, I rouge, O bleu, U vert. — Je réglais la forme et le mouvement de chaque consonne, et, avec des rythmes instinctifs, je me flattais d'inventer un verbe poétique accessible, un jour ou l'autre, à tous les sens. Je réservais la traduction. »
L'appel — le défi — a été lancé, appel à cette langue qui sera « l'âme pour l'âme, le poète définirait la quantité d'inconnu s'éveillant en son temps dans l'âme universelle : il ne donnera plus — que la formule de sa pensée, que la notation de sa marche au Progrès ! Enormité devenant norme, absorbée par tous, il serait vraiment un multiplicateur de progrès ! » Tragique destin d'être celui qui sait déjà tout, mais qui ne dispose pas du langage explicatif mais seulement métaphorique pour le dire… à un peuple — son élite — qui ne veut rien entendre. Le progrès auquel appelle le poète, c'est celui de la montée en esprit, tout à l'opposé de cette macération dans la concrétude propre à notre siècle de fer. Le poète la rejette. Il est tenu de fuir le lieu de l'oppression, partir, « devenir féroce » pour venger la poésie trahie. Cette langue que « l'homme aux semelles de vent » a entendue a fait de lui un rebelle, un exilé en Aden. Il en a vécu jusque dans sa chair l'ablation, par une société qui refuse de l'entendre. Il a métabolisé, en développant une gangrène fatale, le bannissement de ce verbe inconnu mais si bien ressenti par le philosophe. Destin du Poète, non seulement de déplorer avec le philosophe l'absence d'une langue — « et ce n'est pas la mienne » —, mais de faire en sorte qu'elle le devienne. Rimbaud en a payé le prix. Il avait compris combien le Temps exige la poussée en avant vers plus de lumière : « La Poésie ne rythmera plus l'action ; elle sera en avant… » Magnifique pressentiment. La poésie s'avançant vers son propre sacrifice, se donnant à ce qui la surplombe : la Connaissance de cette langue parlée par la Nature, par le Réel dont le poète, de longtemps avait l'intuition. C'est cela, « la pensée accrochant la pensée et tirant ».
4. Appel au vrai langage du vrai
Le poète a fait son travail, mais combien de temps encore l'humanité persévérera-t-elle dans ses étroitesses intellectuelles, à l'écart de la grande communion universelle par l'intelligence ? La science, par sa méthode analytique, parviendra-t-elle jamais à expliquer cette grammaire du réel, que le poète, déjà, avait attrapée au vol ?
La quête philosophique, quant à elle, avec le soutien de la science neurologique, et sans se séparer de la richesse des perceptions artistiques — écrivains, poètes — et du savoir inestimable de la pensée non linéaire et non inféodée au cartésianisme, réussira-t-elle à identifier cette « autre langue » que nul ne veut entendre ? Cette langue par quoi la raison se donne et offre l'intelligibilité du monde, y accéderons-nous ? Le célèbre Caballero — Don Quichotte, chapitre 2, tome II, qui ne doute jamais de lui — en appelle aux « ponctuelles exigences de la vérité » et précise (chapitre 19, tome II) que « les lumières sont la vraie grammaire du bon langage ». Etait-il tellement fou de croire que « Le temps viendra où nous pourrons peser la chose et la mettre à son vrai point » ? Peut-être la vérité s'écrit-elle justement là, dans la narration traduite dans toutes les langues du monde, d'un « fou » (qui ne l'est pas tant que cela) dont le vrai langage nous échappe ?
Ce texte sera publié dans un prochain ouvrage en cours de préparation.
Bibliographie
Constantin Von Economo (L'architecture cellulaire normale, éd. Masson et Cie, 1927.
Dominique Aubier, — La Face cachée du Cerveau, éd. Jean Séveyrat 1989, Dervy, 1992, M.L.L. 2011. — Le Principe du Langage, ou l'Alphabet hébraïque, éd. Mont-Blanc /M.L.L. 2012.
Dr. John C. Eccles, Evolution du cerveau et création de la conscience, éd. Fayard Paris 1992.
Antonio Damasio, Spinoza avait raison, éd. Odile Jacob, 2003 ; L'erreur de Descartes, éd. Odile Jacob, 1995.
Claude Edmonde-Magny, Arthur Rimbaud, Collection Poètes d'aujourd'hui, éd. Seghers,1949.